La « Ritalie Nogentaise » de Cavanna transposée à la scène.
— L'aventure commença en 2016 lorsque Rocco Femia, créateur de la revue Radici, proposa au comédien Bruno Putzulu et à l'accordéoniste Grégory Daltin d'intervenir à la Mutualité de Paris lors de conférences sur l'émigration italienne avec un extrait du texte Les Ritals de François Cavanna, écrivain, journaliste et dessinateur humoristique français, instigateur de la revue culte Hara-Kiri. L'émotion et les rires de l'assistance furent une merveilleuse invitation à poursuivre le travail. Ce qu'ils firent en y associant Mario, frère de Bruno, pour mettre en scène ce récit drôle et émouvant. Qui mieux que ces trois Français aux pères d'origine italienne pour conter l'enfance franco-italienne des bords de Marne de François Cavanna dans sa «Ritalie Nogentaise», comme il l'appelait. L'acteur Bruno Putzulu interpelle un accordéon tantôt mélancolique, tantôt virevoltant, dans la tradition de ces grands accordéonistes franco-italiens qui ont assuré les heures de gloire des bals musette, en donnant à entendre la drôlerie, la tendresse et le souffle de vie de cet éloquent roman autobiographique.
« Chez Cavanna, l'humour est toujours présent, dans les situations, dans les mots. Une langue directe, poétique. Une langue qui s'adresse à tout le monde, alors quel meilleur endroit qu'une scène de théâtre pour parler à tout le monde ? » Bruno Putzulu
Œuvre originale parue aux éditions Albin Michel. Avec Bruno Putzulu. Musicien Grégory Daltin.
Production Rocco Femia Radici.
© photo : Radici
Adapter à la scène Les Ritals de François Cavanna est un projet à la racine duquel il n'est pas étonnant de trouver un homme préoccupé de racines (mais pas seulement), le fondateur et directeur de la revue RADICI, Rocco Femia.
En 2016, il proposa à B. Putzulu et à G. Daltin d'intervenir à la Mutualité de Paris lors des conférences sur l'émigration italienne avec un extrait du texte de Cavanna.
L'émotion et les rires de l'assistance furent une merveilleuse invitation à poursuivre le travail.
G. Daltin composa les musiques et B. Putzulu fit l'adaptation qui fut donnée dans une lecture mise en espace en octobre 2017 à Toulouse. Ce fut une extraordinaire complicité entre la salle et la scène, un accueil magnifique du public. Nouvel encouragement pour en faire un spectacle théâtral.
C'est à ce moment de l'aventure que je suis invité comme metteur en scène.
J'ai la conviction que les personnages de Cavanna ont la noblesse de ces « gens de peu » au sens que leur donna Pierre Sansot : « Ils possèdent un don, celui du peu, comme d'autres ont le don du feu, de la poterie, des arts martiaux, des algorithmes. »
J'ai la conviction que les personnages de Cavanna ont la densité tragique et comique des personnages d'Angelo Beolco dit Ruzante.
Je sais que le talent de Cavanna n'a pas besoin de la scène mais j'ai la conviction que la scène a besoin de ses personnages. Leur humanité, qui est la nôtre, complexe, faite de petitesse et de grandeur, de cruauté et de tendresse, d'égoïsme et de générosité, nous aidera peut-être à nous reconnaître dans les émigrés d'aujourd'hui, nous aidera peut-être à les recevoir avec respect, nous aidera peut-être à nous souvenir pour embellir l'avenir.
Mario Putzulu
Les situations, les mots de François Cavanna résonnent encore et encore aujourd'hui... Ces « Ritals », ne cessent de se décliner...
Ce roman interroge la grande histoire, nous ramène à nos petites histoires.
Je suis heureux que mon frère Mario puisse faire la mise en scène. C'est grâce à lui que je suis comédien.
Heureux aussi de partager cette aventure avec mon ami Rocco Femia, et d'être sur scène avec mon camarade Grégory Daltin.
Comme dans la famille Cavanna, mon père était italien. Arrivé en France depuis sa Sardaigne, après la Deuxième Guerre mondiale, il y rencontra une jeune fille française, ma mère, qui lui donna trois enfants, Mario, Luigi et Bruno.
Porter ce roman sur une scène de théâtre me semble important, nécessaire, cela fait sens. Chez Cavanna, l'humour est toujours présent, dans les situations, dans les mots. Une langue directe, poétique. Une langue qui s'adresse à tout le monde, alors quel meilleur endroit qu'une scène de théâtre pour parler à tout le monde...
Bruno Putzulu
Lorsque Bruno Putzulu m'a proposé d'écrire la musique du spectacle Les Ritals d'après le roman de François Cavanna et de partager la scène avec lui, je me suis appuyé en grande partie sur l'héritage populaire de l'accordéon français et italien en écrivant la dizaine de thèmes qui constituent la trame musicale de cette libre adaptation théâtrale.
François Cavanna fait dans son roman une magnifique description de l'accordéon et des bals musette. À cette période, les musiciens italiens et français partageaient régulièrement la scène des brasseries et autres endroits dédiés à la danse.
Je me suis inspiré de la tradition de ces grands accordéonistes franco-italiens qui ont assuré les heures de gloire des bals musette afin de rendre hommage au large patrimoine musical qu'ils ont laissé.
Ce sont aussi tous mes souvenirs d'enfant avec cette mandoline et les chansons que me chantait mon « Nonno », mon grand-père italien, qui vont nourrir la composition de la musique. La « Fisarmonica », l'accordéon en italien, a été pour beaucoup de ces « ritals », dont ma famille fait partie, un compagnon de voyage et parfois l'unique bien qu'ils choisirent d'emmener avec eux lorsqu'ils quittèrent leur terre natale.
J'ai composé cette musique des Ritals en lui donnant des accents essentiellement dansants, et chantants, me rappelant les fins de repas familiaux où ça chantait au son de l'accordéon et de la mandoline, au rythme des tarentelles, des valses...
Et oui, « Un Italien ça chante ! », écrivait si justement François Cavanna.
Avec Bruno nous voulions surtout que l'adaptation théâtrale et la composition musicale rendent hommage à cette histoire de l'immigration italienne. Je dédie cette musique à mes grands-parents Gino et Sara qui sont les témoins de cette grande histoire italienne.
Grégory Daltin
Luigi Cavanna (père de François Cavanna)
« Mon père n'aimait pas beaucoup se raconter. Mais de temps en temps, quand il se laissait aller, il me disait. On ne sait jamais pourquoi ça venait dans la conversation. Enfin bref, par recoupements, j'ai pu retracer toute son histoire ». François Cavanna, fils de Luigi
Luigi Cavanna est né en 1880 à Bettola, commune de la province de Plaisance, en Italie.
Issu d'une famille d'ouvriers agricoles, il vient une première fois en France en 1912 à la recherche d'un travail. Il trouve alors des emplois de maçon sur différents chantiers et s'installe à Nogent-sur-Marne.
Au cours de la Première Guerre mondiale, Luigi doit intégrer les rangs de l'armée italienne. À l'issue du conflit, il revient à Nogent-sur-Marne et se marie avec Marguerite Charvin, employée de maison originaire de la Nièvre, qui perd au passage sa nationalité française. Leur fils, François, naît le 22 février 1923 à Paris.
Dans les années 30, risquant d'être renvoyé en Italie, Luigi demande sa naturalisation française. Il l'obtient en 1939, et Marguerite, sa femme, la récupère également.
Devenu écrivain et dessinateur humoristique, François Cavanna a publié en 1978 Les Ritals. Ce qui devait être un livre autobiographique et une saga sur les Italiens devient le récit de l'itinéraire migratoire de son père.
« J'étais parti pour raconter les Ritals, je crois qu'en fin de compte j'ai surtout raconté papa (…) Papa est garçon, mais il est pas vraiment l'arpète. Il a plus l'âge. Les arpètes, il les engueule, oui, plus fort que les compagnons, même. Petit compagnon, ça s'appelle, qu'il est. Ça veut dire qu'il se tape un boulot de compagnon et touche une paie de garçon. » (François Cavanna, 1978, Les Ritals).
Écrivain et dessinateur humoristique français 1923-2014
Drôle de parcours suivi par cet autodidacte dont la prose figure aujourd'hui dans les manuels scolaires.
Né en 1923, François Cavanna, fils d'un terrassier italien et d'une femme de ménage originaire de la Nièvre, a grandi à Nogent-sur-Marne où il a subi le racisme réservé aux rejetons d'immigrés. Dans Les Ritals, il racontera cette enfance en marge du Front populaire, le ghetto familial, les fugues à vélo et sa passion viscérale pour la littérature. Cet ardent défenseur de la langue française ne cessera de rendre hommage à l'école républicaine et aux maîtres qui lui avaient inculqué le désir d'apprendre.
Postier en 1939, maçon trois ans plus tard, il fut, le jour de ses 20 ans, enrôlé dans le Service du travail obligatoire (STO) puis expédié dans une usine d'armement à Berlin. Il y connut la faim, la souffrance et les humiliations de ceux qui ne furent « ni des héros ni des traîtres ». Cet épisode, il le relatera dans Les Russkoffs (prix Interallié 1979). Avec Maria, Cavanna achèvera sa trilogie autobiographique. Maria était cette jolie et chantante Ukrainienne qui avait égayé les noires années de la guerre et dont il était tombé éperdument amoureux. Séparés par les événements en 1945, il traîna, à son retour en France, un « cafard poisseux » sur les quais de Seine. Il passa des années à essayer de la retrouver, ignorant tout de son sort, ce qui est l'objet précis de Maria.
Imaginatif, il trouva un emploi de dessinateur à Zéro, un journal vendu à la criée. Il rencontre Georges Bernier avec qui il rêve de créer leur propre journal. En 1960, les conditions sont favorables. Le premier numéro paraît le 9 septembre. Hara-Kiri, « journal bête et méchant ».
Il a l'oeil et le flair, Cavanna, pour rassembler des talents, aimanter autour de lui des fils de prolos, bourrés de talent. Topor, Gébé, Cabu, Reiser, Wolinski: une génération comparable à celle qui donna naissance à la comédie italienne. Les cadets admirent cet aîné charismatique, capable de raconter pendant deux heures la guerre de Cent Ans et d'expliquer les hauts faits derrière les noms de chaque station de métro. Dans cette compagnie de noceurs, de trublions provocateurs qu'il laisse entièrement libres de leurs mots et de leurs dessins, ce fin lettré, passionné d'histoire, ne boit ni ne fume. Mais il n'est jamais le dernier à s'indigner.
Parallèlement au mensuel, Hara-Kiri Hebdo, créé en février 1969, se frotte à l'actualité politique. Et force le respect d'une intelligentsia qui, jusque-là, se pinçait le nez. En novembre 1970, alors que le général de Gaulle vient de mourir, Hara-Kiri Hebdo titre : « Bal tragique à Colombey : 1 mort ». Scandale, interdiction et poursuite de l'aventure sous le nouveau titre Charlie-Hebdo.
Chef d'orchestre, cheville ouvrière, mentor, Cavanna est tout cela. Il tient que l'humour est « un coup de poing dans la gueule », un uppercut donné à la bêtise, un camouflet à l'arrogance. L'arrivée de la gauche au pouvoir marque le début du déclin de l'hebdomadaire. Il disparaît le 23 décembre 1981. Le mensuel, lui, paraîtra jusqu'en 1986. L'aventure aura duré vingt-cinq ans. Pourtant il n'éprouvait pas les aigreurs de la nostalgie. Il collaborera d'ailleurs à Charlie-Hebdo lorsque le titre fut relancé par Philippe Val en 1992.
Parallèlement au journalisme, Cavanna s'adonnait à l'écriture. Son premier livre, Les Ritals, grand succès populaire adapté à la télévision, l'avait imposé comme un écrivain de premier ordre. Cavanna possédait, en effet, un style magnifique, singulier, mélange d'oralité et de lyrisme sec. Un Rabelais moderne, estimait Pierre Desproges. Défenseur des animaux, militant anti-corrida, écologiste de la première heure, Cavanna se proclamait « à gauche de la gauche ». La vie ne l'épargna pas. Derrière ses airs bourrus, ses bacchantes de Gaulois et ses coups de gueule, c'était un tendre, Cavanna, un géant aux pieds d'argile, un féministe qui aimait les femmes et ne savait pas toujours choisir.
Vers la fin de sa vie, il habitait un petit studio rue des Trois-Portes non loin de la place Maubert à Paris, à l'endroit même où jadis se tenaient les fiévreuses réunions de rédaction. Dans Lune de miel, paru en 2010, il témoigna de son combat contre la maladie de Parkinson, des efforts qu'il déployait pour continuer à écrire, ces pattes de mouche qu'il arrachait aux tremblements. N'empêche, il se voyait rivé à son écritoire jusqu'à 100 ans.
Il nous a quitté le 29 janvier 2014 à Créteil.
Macha Séry - Le Monde
L'arbre généalogique de plusieurs millions de Français comporte une branche italienne, même si celle-ci n'est pas toujours visible ou bien identifiée en raison d'une progressive francisation des patronymes qui, quelles que soient les époques, traduit l'intégration jusqu'à la dilution au sein de la société. L'immigration transalpine est en effet ancienne, mais ce n'est qu'au milieu du XIXe siècle que l'immigration devient massive et continue jusqu'aux années soixante du siècle suivant.
UNE NATION D'EMIGRANTS
Alors que l'unité politique de la Péninsule prend forme avec la proclamation du royaume d'Italie, en 1861, s'amorce l'un des plus importants mouvements migratoires de l'histoire ; un véritable « Ulysse collectif » qui voit pendant un siècle 26 millions d'Italiens quitter l'Italie. En 1913, année culminante de la « grande émigration » d'avant la Première Guerre mondiale, ils sont 872 000 à partir. L'Italie connaît un fort accroissement de sa population que son économie ne parvient pas à absorber. Pour beaucoup, le choix se pose entre « voler ou émigrer » selon la formule de l'évêque de Plaisance, monseigneur Scalabrini.
LA FRANCE, TERRE D'ACCUEIL
À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les émigrants franchissent pour moitié l'océan vers les Amériques. Mais derrière les États-Unis et l'Argentine, la France constitue la troisième destination. La proximité géographique, le déficit naturel de la population française et les besoins de main-d'oeuvre liés à la croissance de l'économie expliquent cette attraction. De 63 000 en 1851, le nombre des Italiens passe, à la veille de la guerre, à 420000 soit 36 % des étrangers et plus de 1% de la population en France. Ils sont pourtant, selon les services italiens, 1,8 million à avoir franchi les Alpes entre 1873 et 1914. La politique de fermeture des frontières du régime fasciste à partir de 1927 n'y fait rien, leur nombre ne cesse de s'accroître pour atteindre le chiffre record de 800 000 en 1931 - sans doute un million en incluant les saisonniers et les clandestins - soit 7 % de la population hexagonale.
VISAGES D'ITALIE
Les Italiens qui franchissent les Alpes sont pour huit sur dix d'entre-eux originaires du Nord de la Péninsule. En 1914, ils sont Piémontais à 28 % dont une très large part de la province frontalière de Cuneo. Viennent ensuite des Toscans (22 %), les Lombards (12 %) et les Émiliens. Les Méridionaux sont peu nombreux sauf à Marseille où les pêcheurs napolitains forment une communauté bien structurée. Après la Première Guerre mondiale, les très nombreux migrants originaires de Vénétie, qui jusqu'alors délaissaient la France, se font plus nombreux et représentent 31% des entrées.
« PETITES ITALIES »
Dans un premier temps, les Italiens s'installent pour les deux tiers d'entre-eux dans le Sud-Est de la France. En 1911, ils représentent 20 % de la population des Alpes-Maritimes et un quart de la population marseillaise. Pour des raisons de proximité géographique et d'offres d'emploi, la grande région lyonnaise, de Saint-Étienne jusqu'aux Alpes, les accueille. Progressivement, c'est dans l'ensemble de l'Hexagone que l'immigration italienne essaime. Ainsi les Italiens se regroupent-ils en fonction de leurs origines régionales dans les mêmes quartiers, les mêmes rues. Leur présence n'y est que rarement exclusive ce qui conduit à nuancer le tableau, plutôt américain, de « petites Italies ». Il n'en reste pas moins que ces espaces urbains sont marqués de leur empreinte. Cavanna évoque à propos de la rue Saint-Anne de Nogent où résident les « Ritals », « un monde qui n'a rien à voir ». Par la suite, on dira pourtant qu'ils sont «presque même ». À ce moment, il est vrai, le flux migratoire transalpin s'est tari. Ils n'ont pas pour autant disparu comme leur invisibilité pourrait le faire croire et l'histoire de ces millions de migrants gagne à être mieux connue.
Stéphane Mourlane - Maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université d'Aix-Marseille