Dans ce hangar apparemment déserté et à l'écart du monde, Koltès confronte des gens qui n'auraient jamais dû se rencontrer…
— Homme d'affaires ruiné, Maurice Koch se rend en Jaguar, avec sa secrétaire, sur les quais d'une ville portuaire pour se donner la mort… Mais dans un hangar voisin, qu'il lui faut traverser, vit une famille d'immigrés : père à demi détruit par la guerre, mère vampirique venue d'un pays lointain qu'elle évoque avec nostalgie, et leurs enfants Charles et Claire, que son frère n'hésite pas à marchander… Comme déposés là aussi, Fak, qui saute de combine en combine, et un homme sans parole, Abad, immobile et grave… Heurt de deux mondes : le choc est brutal, la misère palpable, les personnages irréconciliables, mais leurs échanges nocturnes sont aussi inquiétants qu'incongrus, parfois aussi drôles que tragiques.
— Echanger, manigancer, bluffer, faire chanter : le deal, sujet majeur de Koltès, est une matière inépuisable pour mettre en jeu les acteurs, incarner des situations ambiguës et raconter la violence du monde. Jouant avec l'urgence et le détour, l'étrange et le familier, le grotesque et le sublime, la pièce navigue librement d'un genre à l'autre. Quai Ouest n'est ni complètement tragique, ni tout à fait sérieuse, mais inclassable, expérimentale même.
« Philippe Baronnet signe un spectacle d'ambiance radical, sans espoir, dont l'esthétisme ténébreux avale la cruelle dramaturgie (...). II faut saluer le talent des comédiens qui habitent avec férocité et engagement total leur personnage. » Médiapart
Scénographie Estelle Gautier. Lumière Lucas Delachaux. Son Julien Lafosse. Costumes Irène Bernaud assistée d'Hortense Gayrard. Dramaturgie Marie-Cécile Ouakil. Production Jérôme Broggini. Avec Louise Grinberg, Félix Kysyl, Marc Lamigeon, Julien Muller, Cassandre Vittu de Kerraoul, Teresa Ovidio, Vincent Schmitt, Marc Veh.
Production déléguée Les Échappés vifs. Coproduction PAN – Les producteurs associés de Normandie : Comédie de Caen-CDN de Normandie, Le CDN de Normandie-Rouen, Le Préau CDN Normandie-Vire, Scène nationale 61 Alençon-Flers-Mortagne-au-Perche, Le Trident SN Cherbourg-en-Cotentin, DSN – Dieppe Scène nationale, Le Tangram SN Evreux-Louviers. Coréalisation La Tempête Cartoucherie de Vincennes. Aide ministère de la culture DRAC Normandie, région Normandie, département du Calvados. Soutien Adami – la culture avec la copie privée, Odia Normandie – office de diffusion et d'information artistique. Participation artistique Jeune théâtre national, Studio ESCA. Résidences de création Comédie de Caen-CDN, Le CDN de Normandie-Rouen, Le Tangram SN, Le Préau CDN Normandie-Vire, Scène nationale 61. Les Échappés vifs, compagnie implantée à Vire, est associée avec Le Préau CDN de 2016 à 2018. La région Normandie aide au développement de ses activités
© photo : DR
Quai ouest est une pièce que j'ai décidé d'écrire après mon premier séjour à New York, en 1981. J'y avais vu ce fameux hangar qui faisait face au New Jersey, sur le West Pier, le long de l'Hudson River et qui aujourd'hui n'existe plus.
Bernard-Marie Koltès, Une part de ma vie
LES ORIGINES : 1981, A L'OUEST DE MANHATTAN
A l'ouest de New York, à Manhattan, dans un coin du West End, là où se trouve l'ancien port, il y a des docks ; il y a en particulier un dock désaffecté, un grand hangar vide, dans lequel j'ai passé quelques nuits, caché.
C'est un endroit extrêmement bizarre – un abri pour les clodos, les pédés, les trafics et les règlements de comptes –, un endroit pourtant où les flics ne vont jamais pour des raisons obscures. Dès que l'on y pénètre, on se rend compte que l'on se trouve dans un coin privilégié du monde, comme un carré mystérieusement laissé à l'abandon au milieu d'un jardin, où les plantes se seraient développées différemment ; un lieu où l'ordre normal n'existe pas, mais où un autre ordre, très curieux, s'est créé. Ce hangar va être bientôt détruit, le maire de New York, pour sa réélection, a promis de nettoyer tout le quartier, probablement parce que, de temps en temps, un cadavre y est jeté à l'eau.
J'ai eu envie de parler de ce petit endroit du monde, exceptionnel et, pourtant, qui ne nous est pas étranger ; j'aimerais rendre compte de cette impression étrange que l'on ressent en traversant ce lieu immense, apparemment désert, avec, au long de la nuit, le changement de lumière à travers les trous du toit, des bruits de pas et de voix qui résonnent, des frôlements, quelqu'un à côté de vous, une main qui tout à coup vous agrippe.
Bernard-Marie Koltès
J'étais à Metz en 1960 [...] J'ai vécu l'arrivée du général Massu, les explosions des cafés arabes, tout cela de loin, sans opinion, et il ne m'en est resté que des impressions [...] c'est probablement cela qui m'a amené à m'intéresser davantage aux étrangers qu'aux Français.
Bernard-Marie Koltès, Une part de ma vie
Bernard-Marie Koltès est né à Metz le 9 avril 1948. Il suit des études secondaires au collège Saint-Clément et des études de piano puis d'orgue auprès de Louis Thiry. Il s'installe à Strasbourg en 1969 où il assiste à une représentation de Médée de Sénèque, mise en scène par Jorge Lavelli avec Maria Casarès à La Comédie de l'Est. C'est le déclic : il décide alors qu'il écrira pour le théâtre. Il entre ensuite pendant quelques mois au Théâtre national de Strasbourg dans la section régie avant de fonder une troupe, le Théâtre du Quai. Il écrit et met en scène des pièces telles que Les Amertumes (1970), La Marche et Procès ivre (1971) ou Récits morts (1973), et se fait remarquer par Hubert Gignoux, directeur du TNS, qui deviendra son principal interlocuteur. Parallèlement à ses projets, il voyage beaucoup, se rend en URSS (Allemagne de l'Est, Kiev, Moscou, Saint-Pétersbourg), en Amérique latine, en Afrique et à New York. En 1977, il s'installe à Paris et écrit La Nuit juste avant les forêts, sa dernière mise en scène, jouée dans le cadre du Festival Off d'Avignon. Reprise par Pierre Audi en 1981 au Festival d'Edimbourg, cette pièce le fera connaître en France et en Europe. En 1979, il rencontre Patrice Chéreau qui, à partir de 1983 avec Combat de nègre et de chiens, crée au Théâtre Nanterre-Amandiers la majorité de ses textes. Il rencontre également Claude Stratz, l'assistant de Patrice Chéreau, qui devient dès lors son lecteur et interlocuteur privilégié. C'est entre 1983 et 1985 qu'il écrit Quai ouest sur une commande de La Comédie de l'Est. La pièce est créée en 1986 à Amsterdam avant d'être mise en scène par Chéreau à Nanterre et d'être montée dans toute l'Europe, puis dans le monde. Il s'essaie au cinéma en 1985 et écrit un scénario, Nickel Stuff. Il rêve de confier le premier rôle à John Travolta, mais son projet sera abandonné. Dans la solitude des champs de coton, mis en scène d'abord par Chéreau en 1987 à Nanterre, sera jouée sur les cinq continents. Sa dernière pièce, Roberto Zucco, écrite en 1988, est créée à la Schaubühne de Berlin par Peter Stein (1990) puis montée par Bruno Boëglin au TNP de Villeurbanne (1991) avant d'être interdite à Chambéry. Elle reste sans doute sa pièce la plus jouée dans le monde. Bernard-Marie Koltès meurt, victime du sida le 15 avril 1989 à Paris. Ses textes, traduits dans une trentaine de langues, font aujourd'hui de lui un des dramaturges les plus joués dans le monde.
Il ne faudrait jamais chercher à déduire la psychologie des personnages d'après le sens de ce qu'ils disent, mais au contraire leur faire dire les mots en fonction de ce qu'on a déduit qu'ils étaient de ce qu'ils font.
Bernard-Marie Koltès, post-face, Quai ouest
Echanger, manigancer, bluffer, faire chanter : le deal, sujet majeur de Koltès, est une matière inépuisable pour mettre en jeu les acteurs, incarner des situations ambiguës et raconter la violence du monde. Au centre de toute relation humaine : le commerce – ici, on vend sa sœur contre les clés d'une voiture... Alors, avec l'épaisseur des personnages, le mystère du lieu et la présence d'une arme, on croit plonger immédiatement dans un drame. Et puis on réalise qu'on fait fausse route : Quai ouest n'est ni complètement tragique, ni tout à fait sérieuse. La pièce a à voir avec un désespoir radical qui pour l'auteur n'est pas incompatible avec une certaine forme d'humour ! Dans ce hangar apparemment déserté et à l'écart du monde, Koltès confronte des gens qui n'auraient jamais dû se rencontrer. Le choc est brutal certes, la misère palpable, les personnages irréconciliables, mais leurs échanges nocturnes sont aussi inquiétants qu'incongrus, parfois aussi drôles que tragiques. Jouant avec l'urgence et le détour, l'étrange et le familier, le grotesque et le sublime, la pièce chemine et trouve une force peu commune dans cette indétermination. Il en va de même pour les personnages : cachant en permanence leurs véritables motivations, ils n'ont jamais l'air de penser ce qu'ils disent ni d'agir pour ce qu'ils désirent vraiment. Absolument inclassable, construite sur une intrigue très sophistiquée, Quai ouest est une pièce expérimentale, qui navigue librement d'un genre à l'autre. Shakespeare, Conrad ou encore Jarmusch, Koltès joue de nombreuses références, souvent cinématographiques, mais toujours au service d'une langue singulière, éminemment théâtrale, qui déploie une poésie et une rhétorique insensées et qui, trente ans plus tard, résonne encore de manière inouïe.
Philippe Baronnet
La question de la distribution est primordiale dans mon travail de mise en scène. C'est presque déjà la moitié du chemin – au point que la présence d'un acteur ou d'une actrice dans tel ou tel projet peut déterminer le choix d'une pièce de Norén, Bobby Fischer vit à Pasadena par exemple, ou plus récemment de Duras, La Musica Deuxième. Il s'agit de choisir avec minutie les acteurs pour former un tout, une famille, avec ses différences de corps et de voix, agencer les énergies et les sensibilités, trouver les points d'équilibre et de frottement entre les personnalités. Pour Quai ouest, cette question de la distribution est passionnante. A son habitude, Koltès travaille énormément l'histoire des personnages. Si le texte qui accompagne Le Retour au désert témoignera rigoureusement de cette attention, on trouve déjà dans Quai ouest des indications précises et développées par l'auteur sur ses personnages. Il ne s'agit pas à proprement parler de descriptions. Loin d'être des lieux communs de psychologie, ces notes évoquent un détail, une image poétique. Koltès y utilise avec humour l'aphorisme comme une sorte de clé pour comprendre un personnage tout en amplifiant le mystère qui plane autour de lui. Elles contiennent des éléments très précieux pour le travail de mise en scène, la direction d'acteur et l'appréhension globale de la pièce.
A la lecture de la pièce et des notes de l'auteur, on sent immédiatement cette volonté d'embrasser le monde dans sa totalité. Dans ce hangar sont réunis hommes et femmes de quatorze à soixante ans, venant d'Afrique, d'Europe, d'Asie et d'Amérique latine. L'enjeu est donc d'arriver à constituer un groupe qui partage la même langue, celle de Koltès, mais sans imposer un « style », une forme trop présente qui nous ferait passer à côté de la richesse propre à chaque acteur. Dès lors, comment traduire la radicalité formelle de l'auteur tout en restant conscient de ce métissage et de la diversité du monde pluriel qu'il dépeint ? Sa langue est un véritable défi pour l'acteur. C'est tout sauf un langage parlé, voire un langage un tout petit peu proféré, où la frontière avec le langage parlé est très fine, comme dit Chéreau. Parce qu'elle impose ses propres lois : grammaire parfois bouleversée, ordre des mots inversé, répétitions… ; cette langue exigeante nécessite des acteurs chevronnés, conscients de sa poésie et capables aussi de la rendre physique, concrète, organique, sans passer à côté de la violence des situations et de l'humour des stratagèmes.
Cela étant dit, pour le personnage de Claire, la jeunesse me semble prévaloir sur l'expérience. Il s'agit d'abord selon moi de trouver une adolescente, très jeune, capable de devenir actrice, et non pas une comédienne qui donne l'impression de sa jeunesse. Dans la pièce, Claire est là uniquement parce qu'elle a bu trop de café, et c'est la première fois qu'elle en fait l'expérience. Il s'agit de trouver une jeune fille n'ayant jamais bu de café !
Il y a quelque chose d'archaïque dans l'espace de Quai ouest, de purement sensible. Il faut trouver un terrain organique, géologique et climatique. Un milieu qui bouscule la vie qui s'y accroche, qui s'y développe. Ce serait un espace tailladé par la lumière : en contraste et en négatif, qui dissimule ou expose, absorbe ou repousse. Les zones tempérées n'existeraient que dans les transitions. Elles ne s'installeraient pas, et n'offriraient qu'un refuge précaire. Un espace comme une matière que l'on a modelée et de laquelle émerge un mur, affleure un seuil, qui s'ouvre sur un vide. Avant de faire image, l'espace de Quai ouest doit faire son, odeur, température. Réveiller les peurs enfantines. Et la soif.
Estelle Gautier, scénographe
Marie-Cécile Ouakil : Lorsqu'on prononce le nom de Koltès, on pense à tout un monde psychologique et fantasmatique très foisonnant : les voyages, l'écriture, les échappées dans la nuit, Patrice Chéreau, Les Amandiers… Quelle a été pour toi la porte d'entrée dans cet univers ? As-tu rencontré Koltès dans ta vie d'acteur, lecteur ou spectateur ?
Philippe Baronnet : Le premier souvenir que j'en ai remonte à mes premières années de théâtre à Paris, au cours Florent. La scène entre Fak et Claire était un grand classique parmi les scènes dites de concours. J'ai pu l'expérimenter et la voir jouée plusieurs fois par des jeunes comédiens. J'ai été séduit par le côté charismatique de Fak, le pouvoir qu'il a dans cette scène de soumettre les autres à sa volonté. Mais le langage me semblait quand même étrange, bizarre, et à l'époque, je ne voyais pas comment ça pouvait ne pas être ampoulé ou précieux. Ce qui me séduisait vraiment en revanche, c'était la violence, l'âpreté des situations, et aussi la dimension cinématographique de l'oeuvre de Koltès, l'ambiance « hangar » et polar noir… En tant que spectateur, en revanche, je n'ai jusqu'à aujourd'hui jamais vu aucune pièce de Koltès ! Comme beaucoup de gens, j'ai en mémoire les images des différentes mises en scène de Patrice Chéreau. Je me souviens notamment de la chorégraphie sur la bande-son de Massive Attack dans la mise en scène de Dans la solitude des champs de coton... C'était saisissant, presque tribal.
M.-C. O. Pour en revenir à Koltès et à son parcours, es-tu sensible à la vie de cet artiste ?
P.B. Dès que je me plonge dans sa biographie, je suis toujours amusé de voir les points que nous avons en commun : j'aime l'entendre parler du kung-fu et du blues, des acteurs américains… La plupart de ses références littéraires : Shakespeare, Conrad… ; et cinématographiques, le Nouvel Hollywood, me sont extrêmement familières. Au-delà de cela, ce qui me fascine le plus, c'est le regard qui est le sien – un regard libre et neuf sur la société et l'individu. Pour moi, Koltès incarne une sorte de contre-pouvoir. Je suis très admiratif de ces artistes indépendants, révoltés, qui produisent une forme d'art sans concession et à la marge de la pensée commune : Rimbaud, Pasolini, Fassbinder… Pour moi, Koltès appartient à cette famille. Il y a quelque chose de vital dans leurs oeuvres, d'urgent. Tous ces artistes sont des écorchés vifs dont l'hypersensibilité produit un point de vue singulier sur le monde.
M.-C. O. Koltès est devenu l'auteur dramatique français le plus joué au monde. Alors qu'on pourrait le qualifier de « culte », son univers et son écriture peuvent paraître difficiles ou complexes… Ce sont des inquiétudes ?
P.B. Bien sûr. Tout d'abord il y a cette langue si particulière, très stylisée, dont on a tant parlé. Pour le moment, je n'ai travaillé que sur des auteurs étrangers, et donc traduits. Evidemment, chaque auteur a son style et amène un univers singulier, mais pour faire court, disons que j'ai travaillé sur des écritures surtout naturalistes. Cette dimension poétique dans l'oeuvre dramatique est une inconnue pour moi, mais très stimulante. En France, on est aussi un peu paralysé par les mises en scène de Chéreau, qui sont restées une référence pour beaucoup de metteurs en scène et de lecteurs. C'est dommage. Finalement, pourquoi garder Koltès sous clef ? Lui comme Chéreau seraient ravis de savoir que des jeunes gens montent ces pièces !
M.-C. O. Pourquoi cette pièce-là plutôt qu'une autre de Koltès ? Qu'est-ce qui a retenu ton attention ?
P.B. Quai ouest m'attire parce qu'elle contient des choses qui me sont très étrangères, en plus du style dont nous venons de parler. J'ai beaucoup travaillé sur des pièces d'intérieur, des huis clos – le salon dans Bobby Fischer vit à Pasadena de Norén, la chambre dans Maladie de la jeunesse de Bruckner – et mis en scène des drames domestiques. Ici au contraire, avec la pluie, le soleil, la tempête, l'extérieur intervient beaucoup. La valeur symbolique de ces présences donne un caractère presque sacré, mystique, à la pièce, qui entraînera sûrement un travail plus onirique sur la scénographie, les lumières et le son.
M.-C. O. Ce projet s'inscrit donc en rupture avec tes précédents spectacles ?
P.B. Si j'observe des différences fondamentales au niveau de la forme et de l'esthétique, Quai ouest me semble, par son propos, complètement dans la continuité des oeuvres que j'ai montées : des histoires de famille avec leurs règlements de comptes et leurs moments de tensions, des dialogues ciselés, des conflits de générations, des moments de joute vertigineux où l'intelligence et la vivacité des personnages éclatent au grand jour. Et Quai ouest est l'une de ces pièces chorales qui font la part belle aux acteurs, ce qui est primordial dans mon choix de textes. Ici les personnages sont comme je les aime : leur solitude est celle d'aujourd'hui ; pétris de contradictions, ils s'inventent des histoires, ils sont drôles et violents, grands et mesquins – en un mot, complexes…
M.C.O. Jusqu'au bout, le mystère autour des personnages, ce qu'ils veulent, la raison réelle de leur présence, etc. demeure, et aucune psychologie ne semble le résoudre. D'ailleurs, Koltès ne parle jamais de psychologie mais de souffle, de respiration, de tension…
P.B. La psychologie n'est pas un vilain mot, seulement il faut la laisser à sa place, c'est-à-dire dans la tête du spectateur. Avec les comédiens, je ne parle que d'actions et de situations. Dans Quai ouest, c'est assez évident : des énergies circulent, des désirs s'opposent, des objets s'échangent. Ce qui me passionne le plus quand je travaille une scène, ce n'est pas ce qui se passe chez un comédien ou chez l'autre, mais bien dans cet espace invisible entre les deux, la nature de leur relation. C'est sans doute pourquoi je n'ai encore jamais eu envie de créer un monologue… Concernant la lecture psychologique, dans Un hangar, à l'ouest, Koltès nous autorise à penser que Monique aime Koch, que Claire aime Charles, que Charles et Abad… mais il commence avec humour par rappeler que les sentiments éternels, c'est un peu comme les lois éternelles en mécanique : des conneries provisoires ! Au théâtre ou en littérature, dès qu'on parle trop de psychologie, on réduit la portée d'un auteur, on ferme la pluralité de sens qu'il peut y avoir derrière une phrase. Comme le disent Chéreau et Koltès, il s'agit avant tout de commerce, de scènes d'échanges et de trafics, et la seule scène qui peut être traitée comme une scène d'amour, c'est celle entre Monique et Charles quand ils parlent de mécanique et de voiture.
M.C.O. Est-ce que, pour éclairer ce sens qui échappe, le passage par l'étude « à la table » ou ce qu'on appelle la « dramaturgie », représente une étape importante dans ton approche de metteur en scène ? A quoi ressemble le premier jour de répétition ?
P.B. Très honnêtement, je ne fais pas de travail à la table. La dramaturgie, je la fais au plateau. Le travail à la table doit se faire dans un aller-retour avec le plateau… Pour moi, tout se fait en même temps, je ne sais pas travailler autrement. J'ai d'ailleurs toujours peur de noyer les acteurs par trop de dramaturgie, des références qui leur remplissent la tête avant de monter sur le plateau et qui leur coupent les jambes. J'ai l'impression que la nourriture doit venir au fil des répétitions, sur le plateau. En tant qu'acteur, ça m'est arrivé d'être paralysé par trop d'informations, trop de « savoir ». Un de mes professeurs de masque disait : « Arrêtez de parler des heures de ce que vous avez fait un peu, faites pendant des heures et parlez-en un petit peu. » Pour répondre à ta question, le premier jour, le texte est donc su et on se lance directement dans le travail de scène !
M.C.O. Au même titre que la psychologie des personnages, la langue de Koltès est complexe, rythmée par une musicalité à la fois orale et littéraire. En quoi réside pour toi le défi de cette écriture dramatique ?
P.B. Koltès appartient à ce genre d'auteurs dramatiques qui ont inventé une langue inédite, immédiatement reconnaissable. Son écriture, à la fois lyrique et urbaine, poétique et concrète, propose un usage vraiment original de la langue française. Mais le vrai défi selon moi, c'est qu'il ne s'agit pas de langage mais de pensée. Il ne faut surtout pas que les acteurs soient dans une démonstration vocale, un effort gymnique ou trop de prosodie et de « manières »... Pour moi, la façon de parler doit être simple, concrète – c'est celle des dealers, des hommes d'affaires, des immigrés. Dans la langue de Koltès, ce qui est extra-quotidien, théâtral, c'est la façon de penser. Là où les personnages sont saisissants, déroutants, complexes, ce n'est pas dans leur(s) façon(s) de parler mais de penser.
M.C.O. Dans Combat de nègres et de chiens, on entend du ouolof et de l'alsacien. Ici, Cécile glisse du français à l'espagnol, puis de l'espagnol au quechua. Que signifie ce métissage de la langue ?
P.B. Ces glissements dans la langue correspondent au moment où Cécile sent sa fin approcher, ils annoncent la mort vers laquelle elle avance… J'y vois pour Cécile un retour aux origines et il y a sans doute à travers son personnage une réflexion sur la mort, au sens du voyage, un retour aux origines. Mais dans la pièce, tous ont des « manières de langage » comme dit Koltès, qui violentent la langue française. Dans la langue maniée par les étrangers, il y a souvent des aspérités, des petits déraillements, qui déstabilisent le raisonnement et produisent un sens nouveau, une beauté parfois poétique et incongrue.
M.C.O. Qu'est-ce que cette dynamique au coeur du langage implique pour l'acteur qui doit accomplir ces actes de parole ?
P.B. Pour Koltès les matchs de boxe sont un résumé de tout l'art dramatique et on connaît son goût pour le kung-fu et les films de karaté. Dans Quai ouest comme dans tout son théâtre, le dialogue est par excellence le lieu d'un combat, où l'on deale pour la défense de son territoire, son désir, son intérêt, son identité… Pour les acteurs, le but ultime, c'est l'organicité – un équilibre entre le fond et la forme. Le défi, c'est de donner l'illusion qu'ils ont toujours parlé comme ça. Pour le personnage de Fak, cette dimension est très présente : les mots sont des instruments, et toute argumentation est source de plaisir. Dans ses scènes, en dehors des stratégies qu'il met en place, on observe même une tentation de la pure dialectique, voire du dialogue philosophique. Ce sont pour moi des passages exceptionnels… En lisant la pièce, je pense souvent à cette phrase de Stendhal : La parole a été donnée à l'homme pour cacher sa pensée. En ce sens, il est intéressant de rappeler qu'Abad ne parle pas : l'homme qui se cache n'a-t-il rien à cacher ?
M.C.O. Ton travail privilégie le naturel des comédiens et la mise au point de dispositifs souvent cinématographiques qui révèlent l'importance des détails et placent le spectateur au plus proche des émotions des personnages. Estce que la scénographie de Quai ouest s'inscrira dans cette volonté artistique ?
P.B. Tout comme la dramaturgie, la scénographie va s'inventer au fil des répétitions, avec les éléments spécifiques de cette création : un auteur que je n'ai jamais abordé, un nouveau groupe de comédiens, une matière textuelle très particulière… Pour moi, à chaque aventure, on doit tout reprendre à zéro, c'est aussi ça qui m'excite dans mon travail. En revanche, le compagnonnage artistique qui me lie à la scénographe Estelle Gautier remonte à l'ENSATT et je souhaite le poursuivre avec cette nouvelle création. Dans notre travail, la définition de l'espace scénique est toujours un moment très important car elle implique un certain rapport avec le spectateur, qui détermine l'esthétique du spectacle et la nature du jeu proposé. Tout est lié. Pour Quai ouest, j'ignore encore quels éléments de réel nous mettrons en avant – quid de la voiture de Koch ? – ni comment s'organisera précisément l'espace scénique pour figurer le hangar, le bord de l'eau, l'autoroute… Tout comme l'apparente unité temporelle de la pièce, l'espace dramatique peut sembler a priori assez classique, mais c'est une erreur ! Même si Koltès semble préserver l'unité de lieu autour de ce hangar où presque tout se passe, les didascalies et la logique d'enchaînement des scènes font de cet espace une sorte de casse-tête scénographique : si l'on suit à la lettre les indications spatiales, il faudrait pouvoir le voir de l'extérieur, de l'intérieur, de près, de loin, de côté… ce qui est impossible !
M.C.O. Dès ses premiers textes (Des voix sourdes), Koltès écrit à partir d'un lieu. La pièce devrait-elle être jouée dans un lieu semblable à celui qui a inspiré l'auteur : un hangar, un entrepôt, une ancienne gare ou une friche ?
P.B. Si c'était possible, je rêverais de monter cette pièce dans un hangar désaffecté. Mais je serai sans doute frustré, à un moment, de ne pas avoir les moyens techniques en lumières et sons qu'offre un théâtre. On sent dans Quai ouest l'idée un peu révolutionnaire qu'on peut faire du théâtre partout. Une de mes plus fortes expériences de spectateur a eu lieu lors d'un voyage à Budapest, dans un ancien hôpital psychiatrique. Árpád Schilling proposait un spectacle déambulatoire de plus de quatre heures, en hongrois, dans ce lieu étonnant, plein d'âme et de mystère. C'est un souvenir très fort. Mais pour Quai ouest, faute de moyens, je dois renoncer au gigantisme – c'est tant mieux ! Le défi pour nous sera d'être dans le symbole, la poésie, créer des images... C'est une conviction partagée avec Estelle : le décor ne doit jamais être décoratif, illustratif, il doit être un vecteur d'action et nourrir le jeu des comédiens. C'est dans ce sens que nous travaillons.
M.C.O. Koltès disait qu'il faut éliminer tout le tragique de l'histoire. En dépit de ses thèmes : suicide, solitude, misère… cette pièce est-elle une comédie ? Quelle est pour toi la fonction de l'humour ?
P.B. Personnellement, je ris beaucoup à la lecture de la pièce, mais je comprends qu'on puisse être aspiré par le côté sombre de cet univers, avec son phare dans la nuit, la tempête, les bateaux au loin… On se croirait dans un polar de Melville ! D'où la tentation de faire de Quai ouest une tragédie, mais je sais aussi combien Koltès tenait au comique et à l'humour – il ne supportait pas que l'on qualifie ses pièces de sombres ou désespérées, tout comme Tchekhov se fâchait qu'on ne voie dans ses pièces que des tragédies. En fait, en lecteur passionné de Shakespeare, Koltès s'amuse avec tous les registres et fait côtoyer humour, violence, désespoir. Il sait qu'on peut rire et pleurer dans la même scène ! Peu importe en fait qu'on qualifie la pièce de comédie ou de drame. Ce dont je me méfie, c'est de la dramatisation... Sans humour, on dramatise, et si on dramatise, il n'y a pas de catharsis. Si on veut provoquer la catharsis, il faut créer quelque chose de l'ordre du choc, il faut surprendre : quand une scène débute, le spectateur ne doit pas se douter de comment elle va finir. L'ennemi, c'est l'ennui lié à la dramatisation, au sentimentalisme.
M.C.O. Koltès propose ici un texte à jouer et à lire comme un roman. Trois monologues, signalés par des parenthèses, sont destinés à la lecture. Utiliseras-tu ces passages dans ta mise en scène ?
P.B. Voilà une question qui va nous interroger pendant les répétitions ! Ces textes seront-ils joués, lus, projetés pendant la représentation ? Donnerontils lieu à des inventions scéniques, des images, des ponctuations poétiques, des souvenirs éclairant le passé des personnages ? Je ne sais pas encore… Ces monologues sont des clés données par l'auteur pour éclairer d'autres scènes, enrichir l'approche des personnages. Koltès l'explique luimême en interview : le monologue d'Abad peut donner le sens de son silence, par exemple.
M.C.O. Koltès annexe à sa pièce pléthore de notes pour mettre en scène Quai ouest – on se souvient de son sentiment d'être mal compris, voire trahi par les équipes artistiques...
P.B. J'adore ses indications, ce sont de véritables perles… Quand il nous dit que les acteurs devraient dire le texte en se balançant d'un pied à l'autre comme avec une forte envie de pisser, je trouve cela génial ! Il me semble qu'aucun auteur n'a jamais formulé pareilles indications aux acteurs, ni de cette façon : aussi concrète qu'inattendue. D'abord, je prends ces notes comme un bon élève. Je me dis qu'elles sont précieuses, je vais les respecter. Mais je sais déjà qu'au fil des répétitions, j'en oublierai certaines, voire toutes. Je me méfis beaucoup des grands principes, des vérités qui doivent diriger notre travail du début à la fin des répétitions. Je crois beaucoup au bricolage – les règles sont faites pour être transgressées, les auteurs pour être trahis. Ce qui m'importe, c'est de raconter au mieux cette histoire avec les comédiens que j'aurai choisis.
M.C.O. Nombre de sujets traités dans la pièce (1985) résonnent avec la crise actuelle qui touche l'Europe : le vivreensemble, la pauvreté liée au chômage, l'immigration, le racisme… Souhaitestu aborder ces sujets d'actualité ?
P.B. Chéreau disait que Quai ouest n'aurait pas pu être écrite vingt ans plus tôt, que le tragique ou le destin de ces gens-là était typiquement celui des gens de l'époque. Selon moi, aujourd'hui, la pièce de Koltès n'a pas vieilli. Ses personnages sont bien de 1985 mais les problématiques qu'ils incarnent sont toujours actuelles. Koch, financier accablé de dettes et fuyant le scandale, symbolisait alors les dérives d'un capitalisme en plein essor. Trente ans plus tard, cet homme d'affaires désespéré, qui a dilapidé à tour de bras, incarne plus que jamais les excès du système… Mais je me méfie d'un volontarisme trop poussé pour faire parler les textes. N'essayons pas de faire de Koltès notre contemporain : comme le dit Michael Edwards à propos de Shakespeare, c'est nous qui sommes ses contemporains ! La kalachnikov de Rodolphe, par exemple, résonnera très fortement avec les scènes du terrorisme actuel, nul besoin selon moi de surligner ce parallèle. Laissons au spectateur son intelligence et sa sensibilité…
M.C.O. Mais tu n'es pas dupe que cette pièce est d'autant plus forte aujourd'hui, à l'heure où notre histoire se joue autour de cette question douloureuse et complexe des frontières et des migrations…
P.B. Quelle que soit l'évolution des sociétés, la durée plus ou moins longue des crises économiques, l'apparition de nouveaux conflits, les nouvelles migrations à l'échelle mondiale, la question qui passionne Koltès sera toujours d'actualité : c'est celle des différences qui continuent d'opposer des êtres humains à d'autres êtres humains : pauvres/riches, blancs/noirs, hommes/femmes, vieux/jeunes, citoyens/sans-papiers. Le commerce des hommes est la seule question qui intéresse Koltès, et c'est une question universelle, intemporelle. Il est donc normal que Quai ouest s'adresse encore au spectateur d'aujourd'hui… et en effet, avec la jetée et la tôle ondulée de ce hangar à l'abandon, on pense bien sûr aux migrants qui viennent d'Irak, de Syrie ou d'Afghanistan. La pièce est un miroir tendu à notre société et à notre Europe qui se replie sur ses frontières.
M.C.O. As-tu choisi la pièce en raison de cette actualité ?
P.B. C'est sur des coups de foudre, pour un sujet ou pour un acteur, que je choisis les pièces que je mets en scène. Parfois, un détail, une réplique, une action, un simple geste… peuvent déclencher ma curiosité pour un auteur, et l'envie de monter une de ses pièces. A l'origine de Quai ouest, il n'y a pas une volonté de dénonciation ou une intention politique, mais un voyage entre New York et Barbès. Même si on connaît la révolte de l'homme contre son milieu bourgeois, son antimilitarisme, son homosexualité, son attrait pour l'ailleurs et les étrangers, Koltès a beaucoup dit : Je ne suis pas un penseur (…). Le théâtre n'est pas une tribune pour des idées politiques (…). On n'écrit pas des pièces avec des idées mais avec des gens… Le racisme, la violence des rapports sociaux, le colonialisme, l'arrogance de l'Occident, transparaissent dans chacune de ses pièces et dans ses entretiens, mais ce qui lui importe avant tout, ce sont les personnages et leurs rapports, ce qu'il appelle le ballotement de l'homme par l'Histoire.
M.C.O. La scène théâtrale française s'interroge sur sa diversité culturelle et ethnique. Quelle est la responsabilité des artistes face à cette question de société ?
P.B. Les Africains sont très présents dans le théâtre et la vie de Koltès, mais il ne les représente pas dans ses pièces avec une idée politique ou un sens moral derrière la tête : Il n'y a pas de pourquoi, dit-il, mais ils seront, inévitablement présents, jusqu'à la fin, dans tout ce que j'écris. Ecrire un roman ou une pièce sans eux, ce serait pour lui comme demander à un photographe de prendre une photo sans lumière. Je suis entièrement d'accord avec lui : à la vie comme au théâtre, l'immigration est la vraie richesse du présent, une manière de ne pas s'endormir, de nourrir la réflexion et de rester vivant.
Propos recueillis par Marie-Cécile Ouakil, mai 2016
Belle mise en scène du texte de Bernard-Marie Koltès, respecté au mot près, avec une distribution bien mesurée [...] notamment grâce à l'univers sonore de Julien Lafosse, soigné et impressionnant pendant une bonne part du spectacle. Gérald Rossi, L'Humanité
Belle version de cette tragédie contemporaine qui rassemble et consume huit personnages dans un lieu improbable [...] Beau spectacle, attachant, tout en clairs obscurs, qui mérite qu'on s'y attarde. Sarah Briand, Arts-Chipels
Philippe Baronnet signe un spectacle d'ambiance radical, sans espoir dont l'esthétisme ténébreux avale la cruelle dramaturgie [...] II faut saluer le talent des comédiens qui habitent avec férocité et engagement total leur personnage. Olivier Frégaville, Médiapart
La direction d'acteurs est ici âpre, sans concession, Philippe Baronnet a beaucoup demandé et beaucoup obtenu. [...] Cette demande en valait la chandelle, impos-sible à oublier... Yves Poey, De la cour au jardin