séances scolaires mar 26 fév 14h15.
Être grand, c'est être libre ou rien !!
— Léonie et Noélie sont deux jumelles de seize ans, incroyablement similaires. Elles viennent d'un milieu populaire, d'une famille avec si peu d'argent qu'elles n'ont qu'un cartable pour deux et qu'une paire de chaussures pour deux. Elles doivent ainsi alterner les jours d'école : quand l'une va en classe, l'autre reste dans sa chambre. Ensemble elles se sentent invincibles et décident de se débarrasser des humiliations de l'enfance : l'une en dominant les mots, l'autre en se promenant sur les toits par passion du vide et de l'action. Léonie et Noélie déclenchent alors un grand incendie qu'elles contemplent du haut des toits et jaugent leurs défis presque atteints.
— Dans cette pièce, Nathalie Papin interroge les notions de moitié ou bien de double, de fusion avec l'autre. Léonie et Noélie est une méditation sur l'autre, son miroir, son tout mais aussi son rien, sa solitude et sa soif de distinction.
— Karelle Prugnaud s'est saisie de ce texte sur les pouvoirs et les ambiguïtés de la gémellité pour en proposer une mise en scène éclatante en liant la poésie de l'histoire à la musique électro et les performances acrobatiques de deux incroyables freerunners.
« Léonie et Noélie : Karelle Prugnaud hisse le jeune public très haut au Festival d'Avignon (...) Karelle Prugnaud met en scène et en mouvements le triste et riche texte de Nathalie Papin dans la belle chapelle des Pénitents Blancs transformée en aire de jeu assez folle. » Amélie Blaustein Niddam, toutelaculture.com
Éditions L'école des loisirs. Le texte a reçu le Grand prix de littérature dramatique jeunesse, Artcena, 2016. Avec Daphné Millefoa, Justine Martini et Simon Nogueira, Yoann Leroux (acrobates Freerun). Avec à l'image Claire Nebout, Denis Lavant, Bernard Menez, Yann Collette, Aliénor et Apolline Touzet. Scénographie Thierry Grand. Costumes, assistant à la mise en scène Antonin Boyot-Gellibert. Création vidéo Tito Gonzalez, Karelle Prugnaud. Création lumières, régie générale Emmanuel Pestre. Création son et régie Rémy Lesperon. Captations, montage et régie vidéo Tito Gonzalez.
Production Cie l'envers du décor. Coproduction Festival d'Avignon, OARA – Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine, La Rose des Vents – Scène nationale Lille Métropole – Villeneuve d'Ascq, Scène nationale Tulle Brive, DSN – Dieppe Scène Nationale, Le Grand T – Théâtre de Loire Atlantique, la Coursive – Scène nationale La Rochelle, Théâtre des 4 Saisons – Scène conventionnée de Gradignan, Scène nationale d'Aubusson, Scène nationale d'Albi, le Gallia Théâtre – Scène conventionnée de Saintes, L'Espace des arts – Scène nationale Chalon sur Saône. Avec le concours du ministère de la Culture DRAC Nouvelle-Aquitaine. Ce texte est lauréat de la Commission nationale d'Aide à la création de textes dramatiques – Artcena. Ce texte a reçu le Grand prix de littérature dramatique jeunesse 2016 – Artcena. Avec l'aide de la CCAS – les Activités Sociales de l'Energie. Soutien du Chantier Théâtre – Cie Florence Lavaud. Administration de production Fabien Méalet. Diffusion, production Caroline Namer. Accompagnement de production Roger Leroux.
© photo : Martin Baebler
J'ai reçu « Léonie et Noélie » par la poste.
Un léger paquet déposé dans ma boîte. Je l'ai ouvert : il y avait une lettre et le livre.
Je relis la dédicace encore et encore comme un rêve qui ne doit pas s'éteindre, comme un rêve que l'on désirerait toucher du bout des doigts :
Pour Karelle,
Pour qu'un jour, on rêve d'avoir une jumelle pour aller voir ce qui se passe de l'autre
coté. Avec complicité
Nathalie.
J'ai décidé d'aller voir de l'autre côté.
Main dans la main avec celle qui deviendra ma jumelle, l'auteure de cette fabuleuse et touchante histoire.
Moi aussi toute petite, comme les deux personnages Noélie et Léonie, je rêvais d'avoir une soeur jumelle, une confidente avec laquelle on peut tout partager, tout faire, une poupée grandeur nature créée à sa propre image à qui on peut tout dire. Plus de secret, même plus besoin de parler, juste se regarder, incarner une bonne fois pour toute ce pacte magique tracé à la craie et recouvert de salive au fond de la cour de récréation avec celui ou celle que vous rêviez comme votre meilleur ami "pour la vie, croix de bois croix de fer si je mens je vais en enfer "...
Je crois que nous sommes tous en enfer, car ces petits rituels d'amitié duraient à peine plus d'une semaine ...
Être si semblable que la confusion s'infiltre jusque que dans le choix des prénoms "Léonie et Noélie", je me trompe encore en les prononçant !!!!
J'aime beaucoup la préface qui ouvre le roman "les Météores " de Tournier, elle symbolise bien cette fusion ultime que peuvent vivre les jumeaux: «Il était une fois deux frères jumeaux, Jean et Paul. Ils étaient si semblables et si unis qu'on l'appelait Jean-Paul ».
Ce prénom composé qui peut désigner une seule personne souligne que chacun des deux jumeaux est perçu comme la moitié d'un unique individu.
Depuis les civilisations antiques un culte est voué aux jumeaux, les Dioscures, Castor et Pollux, Romulus et Remus, les Açvins, les Tweedle Dee et Tweedle Dum dans Alice au pays de merveilles, les Dupont-Dupond.....
Cette singularité qui relève de l'extra Humain, du magique, du désir immortel de l'âme.
Ces deux jeunes soeurs, Léonie et Noélie viennent d'un milieu populaire, une famille avec si peu d'argent qu'elles n'ont qu'un cartable pour deux, une paire de chaussures pour deux, devant alterner les jours d'école, chacune son tour, quand l'une va en classe l'autre reste dans sa chambre, si peu d'argent qu'elles se retrouvent dans un supermarché prises en flagrant délit de voler d'un dictionnaire ! Voler un dictionnaire à dix ans ! C'est d'une poésie et d'une force incroyable.
Moi à dix ans j'aurais choisi les paquets de bonbons ou le rayon des jouets !! Ces deux petites filles ont déjà la conscience, le pressentiment de l'après-enfance, le sempiternel " quand je serai grand "n'est pas une abstraction, mais une épée de Damocles, il n'y a déjà plus de temps, apprendre tous les mots du dictionnaire pour grandir, avoir accès à la "culture " pour avoir accès au bonheur dans le monde des grands !
Devenir adulte, cette énigme de l'enfant qui se rêve et se projette, ce grand saut dans le vide, Noélie, à seize ans s'y prépare en s'entraînant à sauter sur les toits, sauter par-dessus le vide, jouer avec le risque de la Grande et dernière chute ! Voguer sur les toits, cet espace interdit qui frôle le ciel, où dansent les oiseaux, la liberté ultime dont on ne pourra jamais saisir les contours ... Être grand c'est être libre ou rien !!
Libre de penser, ce à quoi s'entraîne Léonie en apprenant le dictionnaire par cœur, et libre d'agir en volant sur les toits comme le fait Noélie.
Cette fois-ci, pour Noélie et Léonie, c'est moi qui trouve, me suis-je dit !
Et vite. Je ne veux pas attendre. Comme Léonie et Noélie, je suis pressée.
Il y a comme une urgence. Et pourtant, je prends le temps.
Je cherche un-e metteur-e en scène, je cherche le coup de foudre pour ce texte.
Je vais au théâtre, je visionne des sites, je fouine, je demande, je parle, j'écoute…
Et Rien ou plutôt, si, beaucoup de pistes.
Puis, un jour, à Dieppe, d'un coup de voiture, nous filons, avec une amie, à la Scène Nationale de Dieppe. Pas peur de faire cent kilomètres pour aller voir un spectacle.
C'est pour un texte d'Eugène Duriff, Ceci n'est pas un nez.
Il est mis en scène par Karelle Prugnaud.
Et là, pas de doute ! C'est elle ! Oui, c'est elle.
Une manière de prendre le texte à bras le corps, comme une percussion permanente de la parole, d'engager les comédiens dans un jeu/performance, puis tout à coup, de subjuguer le spectateur avec une image qui tombe du ciel à vous couper le souffle.
De la noirceur, elle en fait une fête, de la poésie elle l'induit dans la performance, de l'urgence elle la dilue dans la poésie.
Et le mardi 28 février, j'envoie une lettre.
Mais elle, le veut-elle ?
Oui. Oui.
Elle répond comme une jumelle. Elle en rajoute. Elle double la gémellité.
Aux jumelles, elle donnera des doubles masculins.
À leur passion, la stégophilie, elle leur donnera un freeruner.
À mon abstraction du double, elle donnera une image. Comme un arrêt sur image qui fait dire : c'est ça. C'est ça, mais je ne le savais pas il y a deux secondes.
Il y a un mystère, une monstruosité et une fascination que la gémellité provoque envers les autres.
Je suis certaine que Karelle va nous emmener aussi loin que possible au bord de cet abîme, à la limite du vertige.
Et à la fin nous désirerons être jumeaux ou jumelles !
René Zazzo psychologue qui a inspiré Les Météores de Tournier dit :
Les jumeaux sont des couples excessifs et non d'exceptions.
Je le crois. Nous avons tous, un jour, vécu, dans une relation, la fusion sublime du bain gémellaire et à un autre moment, désiré nous en défaire ou au contraire retenu l'autre dans cette perfection.
Cette tension d'aller retour est faite pour le théâtre de Karelle.
Nous retrouvons la figure de la gémellité au sein même de la structure dramaturgique de "Léonie et Noélie". Nathalie Papin jongle entre "l'instant théâtral" à savoir, le présent de ces deux jeunes filles en fuite réfugiées secrètement sur les toits de la ville, là où personne ne viendra les chercher, et "l'apnée poétique", celui du souvenir de leur toute petite enfance qui nous amène sans aucun didactisme à adopter ces jeunes filles en cavale, à les comprendre, à les aimer.
La mise en scène prendra en compte ces deux états de théâtre, à travers deux processus scéniques bien distincts à savoir, "le théâtre " définissant le présent immédiat et "le cinéma" pour évoquer le souvenir. Le lien entre ces deux évènements sera les comédiennes, qui seront les actrices incarnées du présent, et les voix scéniques reprises par des micros, telle une post synchro du film ou un ciné concert, pour incarner "les souvenirs ".
Les jumelles sont motrices de leurs apnées du passé, l'auteur l'introduit par un rituel lors du premier souvenir:
Douze coups sonnent.
Elles se blottissent l'une contre l'autre,
elles écoutent les douze coups.
Puis silence.
NOELIE
Il y a le souvenir qui arrive.
LEONIE
Oui, je l'ai aussi.
Douze coups sonnent encore.
NOELIE
Le souvenir !
Elles plongent donc ensemble avec un langage qui leur est propre dans leurs images, leur vision du passé. L'unité de lieu étant leur imaginaire, contrairement à celle de la réalité du théâtre, peut donc être traitée à travers des images filmées dans des lieux réalistes et introduisant d'autres personnages: "le supermarché "où le vol du dictionnaire s'effectue et où elles sont prises en flagrant délit par un vigile, "la cuisine du petit déjeuner" où la mère donne en alternance le cartable et l'unique paire de chaussures qui leur permet d'aller à l'école chacune une semaine sur deux,
"La salle de classe", où Léonie a été enfermée dans le placard par un autre élève et interrogée par le maître de classe, "le tribunal", où le juge leur annonce qu'elles seront placées dans un foyer séparé de leur mère à jamais, "un toit » , avec le baiser tant rêvé de leur prince charmant, ou plutôt l'ange de la mort "Mattias "...
Sur scène , en revanche pour incarner les toits de la ville, le dehors de leur foyer d'accueil auquel elles ont mis le feu pour le fuir à jamais, pour représenter cet "entre ciel et terre" sur le lequel elles sautent, tombent, rebondissent, rêvent, nous utiliserons peut être des monticules de matelas que les deux sœurs peuvent manipuler tels des « Légos », ceux-ci se faisant tour à tour, cheminée, murs, toiture au bord du vide ...
Deux Freeruners incarneront leur double physique et acrobatique à travers la figure de l'amoureux absent Mattias .
Nous travaillerons notamment avec Simon Nogueira, star des adolescents, Champion de France du Free run acrobatique ou "stégophile" comme le définit très bien Nathalie Papin dans le prologue. Le free running consiste à pénétrer de façon clandestine dans les cages d'escaliers des immeubles jusqu'à trouver l'accès des toits, sur lesquels ils sautent, naviguent, dansent, font des acrobaties. C'est vertigineux, magique au-delà des rêves et du sublime, un espace de liberté entre ciel et terre, à l'abri des regards, des jugements, un espace utopique, comme celui où se réfugient "Léonie et Noélie".
La gémellité. Posé comme cela, le thème semble très vite nous dépasser par son mystère, sa complexité, son entièreté.
Nathalie Papin : Ecrire sur la gémellité est un désir qui remonte à plus de dix ans. En 2007, j'ai souhaité interroger ma mère sur le rapport qu'elle entretenait avec sa propre jumelle. Elle m'a accordé une heure. Ni plus ni moins. Beaucoup de réécritures suite à cette discussion entre ma mère et moi s'en sont suivies, mais Léonie et Noélie m'est apparue comme la version la plus libre, la plus dégagée de son récit personnel. L'écrit devenant autonome, il m'a permis de m'extraire d'une fusion symbolique. Ici, les jumelles ont seize ans, mais dans une version antérieure, je retraçais toute leur vie et cela se concluait par leur mort. Cet acte d'écriture m'a fait cohabiter inconsciemment avec l'image de ma mère enfant, avec ma propre image d'auteure, enfant. Il y avait là aussi une fusion. Souvent dans mes textes, les enfances se mélangent et les enfants s'auto-génèrent. Le présent de l'écriture leur permet de se retrouver. Léonie et Noélie m'a permis de faire advenir ces enfances superposées. J'ai exploré l'altérité... Il y a eu un déplacement de ma propre source d'inspiration, comme si une digue avait cédé entre moi et le monde et que, maintenant, l'écriture pouvait passer sans problème. Léonie veut apprendre le dictionnaire par cœur, Noélie veut être funambule... Cela nous raconte aussi le désir qu'un enfant a de s'extraire de son milieu lorsque ses rêves ne peuvent s'y déployer correctement. S'extraire de ce monde d'origine demande une grande force. C'est une manière de se donner des défis invraisemblables. Cela signifie se jeter dans le vide... C'est aussi une manière de faire plus confiance aux mots qu'aux adultes. Petite, ne pas réussir à apprendre le dictionnaire a été pour moi l'un de mes premiers échecs. En créant ce personnage, je confirme à l'enfant que j'étais que j'ai réussi à apprendre le dictionnaire. C'est une sorte de transmission qui se fait, grâce à l'écriture.
Karelle Prugnaud : Ces deux personnages nous posent aussi la question du « n'être qu'un ». C'est toute une réflexion autour de l'émancipation et de l'identité qui est au travail. Si d'un seul coup, chacune d'elles a accès à elle-même, qu'est-ce qu'elles lâchent ? Et puis il y a toute la fascination que les deux jumelles transportent : elles ont une culture commune et personnelle, une parole propre. C'est à la fois un langage commun actuel et un langage archaïque car il prend appui sur des souvenirs. Il y a donc parole mais aussi incarnation dans la gémellité. Nous travaillons avec les actrices à ce lien corporel. Par les vêtements en premier lieu avec une évolution dans leur manière de s'habiller, en gardant la codification de l'écolière qui renvoie à l'être social. Et qui s'amuse aussi de l'imaginaire japonais que connaissent bien les adolescents. À seize ans, si elles incarnent encore l'image de la « petite fille », elles doivent aussi décider de leur route. L'adolescence, cet état transitoire est le moment où le désir se place dans « l'être social » ou non. Cette temporalité, nous l'assumons et nous la cherchons dans ce no man's land fait de silence, de rien et de solitude. Même si les jumelles vivent dans la fusion, elles restent irrémédiablement seules. Avec Rémy Lesperon qui est compositeur, nous cherchons quelque chose qui soit proche de l'ataraxie, une plénitude douce, comme un nocturne de Chopin… Même si nous savons qu'elle n'est que temporaire car suivie irrémédiablement par des phases de chaos. Des temps de réanimation qui permettent de se réincarner.
Il y a un lien troublant entre ce rapport performatif que vous avez Nathalie par rapport à l'écriture et vous Karelle, par rapport à votre travail de performeuse. Peut-on y voir un effet de miroir ?
Karelle Prugnaud : Léonie et Noélie représente pour moi une aventure nouvelle. Je travaille habituellement avec des écritures denses (avec des auteurs tels qu'Eugène Durif.) Souvent l'image fait écho au texte, parfois je mets en scène sans aucune dramaturgie... Ici, le mot est très choisi. Pour moi, ce n'est pas une écriture pour enfant, c'est une écriture tout court. Un texte elliptique, mais qui n'est pas quotidien, avec une véritable charge derrière. On peut avoir l'illusion d'y accéder tout de suite, mais non. C'est comme un geste chez Pina Bausch : s'il n'est pas fait correctement, alors qu'il semble tellement simple, il devient creux. C'est tout cet exercice de précision qu'il nous faut explorer avec les comédiennes. Étrangement dans leur travail en dehors de ce projet, elles ont déjà initié des recherches sur la gémellité. Cela nous donne une sorte de complicité qui à mon avis est visible au plateau.
Nathalie Papin : Lorsque j'ai découvert le travail de Karelle, j'ai vu l'extravagance, la fulgurance poétique et je me suis dit qu'elle pouvait révéler tous les secrets du texte. C'est une intuition qui s'est déposée lentement. Il n'y a pas de réserve dans notre rapport auteur/metteur en scène, mais un partage total qui explose, qui va dans tous lessens. Cet échange me permet de repenser l'écriture et me dire que ce n'est pas «fini», qu'un prolongement existe et qu'il peut se faire avec moi. Cela donne le vertige ! Un vertige artistique.
Karelle Prugnaud : Pour moi, c'est comme si on m'avait fait une transfusion de texte. J'aime les défis et mettre en scène cette pièce devient en soi une performance. Il s'agit ici d'affronter une langue, une brutalité. Ne pas penser à «mettre en scène» un spectacle pour enfant mais plutôt voyager avec le texte. Errer, tenter... Nous prenons aussi le risque de tomber. Je me retrouve face au défi de l'artiste qui doit accepter de se bousculer et entrer dans des mondes qui ne sont pas les siens.
Pouvez-vous nous parler de ce toit où a lieu l'action principale de la pièce ? De cette passion commune aux personnages : la stégophilie ?
Karelle Prugnaud : Ce toit, c'est un purgatoire. Le temps est en suspens. Il est entre l'enfance et l'adolescence. Pareil à l'écriture, il est étiré et crée des tensions entre l'urgence et l'accalmie. Ce toit est donc sur scène. Thierry Grand, scénographe, travaille le métal et son idée est de reproduire les notions de hauteur. Il est aussi un appui pour que Mattias, incarné par Simon Nogueira, freeruner, déambule au-dessus du vide.
Nathalie Papin : Il y a déjà cette polysémie qui existe entre le toit, le lieu de l'action et toi, l'autre. Stego signifie « toit » en grec. Quand on arrive là-haut, le point de vue est vierge, inatteignable. Les stégophiles ont envie de s'extraire de la turbulence, du tourbillon terrestre, de se détacher du sol. C'est aussi ce que je raconte avec le personnage de Mattias et des deux filles. Ils attendent, face à l'incendie, en apesanteur.
Karelle Prugnaud : C'est vrai qu'il y a un côté un peu beckettien ! Mattias pourrait être Godot. Mais c'est aussi une incarnation de « l'extra-humain ». Les capacités physiques de Simon et Yoann, qui incarnent Mattias, sont d'une virtuosité irréelle. On ne sait pas s'il existe vraiment. Il représente un personnage qui sort de la « discipline », de ce qui est cadré. Avec lui tout devient possible. Il représente ce « tout » et ce « rien » à la fois. Là encore, je retrouve des sensations de la performance : casser les a aprioris de ce que doit être le plateau, insuffler des pulsions de vie, accepter une « mort » pour renaître. On touche à l'idée de la métamorphose.
À vous entendre, on sent que cette thématique, mais aussi d'œuvrer à une pièce pour les adolescents, vous bouleversent personnellement.
Karelle Prugnaud : Dans mon travail, je revisite souvent l'univers de l'enfance au travers du regard des adultes. Je le résumerai en ces termes: pour moi, l'enfance est un train fantôme. On cherche à retrouver l'émerveillement qu'on avait, on cherche la sensation et la joie et la peur d'être dans un manège. Sauf que c'est une chose que l'adulte a perdu. Il a envie de voir ce qu'il attend, il a besoin de l'autre pour le conforter dans ce qu'il attend. C'est une sensation que l'on a dès qu'on entre dans le champ du langage. L'adulte, parce qu'il a besoin de nommer ce qui l'entoure perd l'enfance. C'est une chose que je regrette dans la manière qu'on a d'envisager le théâtre jeune public: il y a une sorte de régression dans la manière d'aborder le langage alors que les enfants ne sont pas à sous-estimer dans leur rapport aux mots. C'est eux qui détiennent l'émerveillement. Nous, nous nous devons d'assumer de faire un spectacle.
Nathalie Papin : Quand on me parle de théâtre jeune public, je pense à «l'intelligence symbolique» (en tant qu'intelligence du sens et de la cohérence humaine). J'ai plus la nécessité de m'adresser à l'enfance que de faire du théâtre pour enfant. Et c'est une enfance que je ne cesse d'explorer. Souvent l'adulte a une vision de sa propre enfance qui est plutôt «fixe», alors que ce n'est qu'une illusion. La mémoire que l'on pense avoir de son enfance n'est souvent pas fiable. En fonction de ce que l'on vit, ce pays de l'enfance bouge et son exploration est une source de créativité permanente. Ce n'est pas quelque chose qui est de l'ordre du mental ou de l'intellectuel, ce sont des sables mouvants: si tu ne marches pas, tu t'enfonces. Je suis dans les marais de l'enfance et tant que je n'aurai pas trouvé la terre ferme, je serai obligée de marcher.
Propos recueillis par Marion Guilloux
Nathalie Papin
Auteure
Sa première pièce, Mange-Moi, paraît en 1999 à l'École des Loisirs qui éditera jusqu'à ce jour presque tout son théâtre : Debout, Le Pays de Rien, Camino, Qui Rira Verra, Petites Formes, La morsure de l'âne etc…
Sa pièce emblématique Le Pays de Rien, obtient le prix de l'ASTEJ en Suisse en 2002. En tournée actuellement par La Petite Fabrique (Betty Heurtebise) pour une sixième année. Le pays de Rien donne lieu depuis 10 ans à nombreuses mises en scène et traductions, en Italien, espagnol, polonais, grec…
D'autres textes sont montés par des compagnies en métropole et ailleurs parmi lesquelles la Cie Ma roulotte (Christine Pouquet), la Cie Les Veilleurs (Emilie Leroux) et le CDN de Normandie (Elisabeth Macocco). D'autres pièces ont fait l'objet de création radiophonique sur France Culture : Debout, l'Épargnée et Tisser les Vivants par la réalisatrice Juliette Heyman.
Nathalie Papin est engagée pour faire connaître l'écriture dramatique pour la jeunesse avec d'autres auteurs auprès d'étudiants, d'enseignants, de traducteurs, d'artistes, etc.
Pour La Belle saison, elle a participé à une des commissions nationales et aux journées d'étude à la Chartreuse.
Elle est auteure sélectionnée à THEA pour l'année scolaire 2007-2008 où elle rencontre plus de cent classes ayant travaillé sur ses textes. À partir de 2013 l'Éducation Nationale a inscrit dans la liste des ouvrages sélectionnés pour les collèges trois de ses publications : Debout, Camino,La morsure de l'âne.
Un, Deux, Rois, publié en 2012 a donné une lecture inédite par Emmanuel Demarcy-Mota, dans le festival littéraire Terres de Paroles en Normandie avec Hugues Quester dans le rôle du Roi.
Nathalie Papin aime également écrire pour des artistes singuliers. En 2014, elle écrit pour un magicien : Belkheïr ou une carte ne vous sauve pas la vie pour rien, création hybride où théâtre et magie sont en symbiose. Produit par le Cirque-théâtre d'Elbeuf et le théâtre de Vidy Lausanne. En 2015 paraît Faire du feu avec du bois mouillé, une conférence en abécédaire à l'envers sur le théâtre qu'elle écrit comme une réponse poétique aux questions sur ce théâtre jeunesse toujours interrogé. Betty Heurtebise va mettre en scène ce texte avec l'auteure lisant cet abécédaire dans « un livre scénique » couvert de mots animés, créés par le vidéaste Valéry Faidherbe. Depuis deux ans, elle a répondu à deux commandes d'écriture, deux pièces à paraître en 2017 : Le gardien des ombres et Quand j'aurai mille et un ans qui seront mises en scène par Maesta théâtre ( Benjamin Ducroc ) et La Cie des Lucioles ( Jérôme Waquiez ).En 2016 paraît Tenir, une pièce adulte publiée à l'espace 34.
Elle reçoit le Grand prix de littérature dramatique jeunesse 2016 pour Léonie et Noélie, texte sur la gémellité et décide d'aller à la recherche d'un double poétique pour sa mise en scène. Elle le trouve en avril 2017. C'est Karelle Prugnaud.