« Le pire dans l’homme, c’est l’homme, vidons-le d’son contenu ! » L’Opérette imaginaire, Valère Novarina
Moulu, que nous avons découvert la saison dernière dans son duo avec Tin Tin Vous êtes ici, revient pour nous présenter son Opérette imaginaire qu'il a nommé La Tragédie de l'homme.
Tour à tour, le clown s'improvise conteur, chanteur, instrumentiste, marionnettiste pour présenter ses numéros qui deviennent chacun un acte de sa tragédie. Toujours bardé d'objets glanés de-ci de-là, Moulu illustre comme il peut la cruauté de l'homme, par plusieurs saynètes drolatiques, en commençant comme il se doit par le premier fratricide de tous les temps, celui d'Abel et Caïn. En référence à la chanson de Novarina citée en exergue, s'en suit une autopsie délurée et burlesque d'un cerveau humain, puis arrivent une chanson d'amour, une liste d'informations journalistiques farfelues, des réflexions archaïques, des allusions à la pensée la plus moderne…
C'est l'homme dans toutes ses contradictions que Moulu évoque avec son propre langage de clown, sensible et poétique. Il s'en gausse, et nous rions de lui. Mais nous sourions aussi, avec lui, de nous-mêmes.
Avec le soutien de l’Onda - Office national de diffusion artistique
Avec Marjorie Efther. Mise en jeu Marie Filippi et David Scattolin • Lumières Vincent Loubière et Manuel Bertrand. Facteur de masque Hervé Lesieur.
Production L’Ouvrier du Drame. Avec le soutien de la Mairie de Lille et le soutien à la résidence du Prato, Pôle National des Arts du Cirque à Lille direction Gilles Defacque. Résidence Le Théâtre du Nord Théâtre National Lille Tourcoing Région Nord Pas-de-Calais, direction Christophe Rauck.
Avec le soutien de l’Onda - Office national de diffusion artistique
© photo : Simon Gosselin
Spectatrice de L'Origine Rouge (2000), j'approche pour la première fois l'univers de Valère Novarina. Fascinée, j'ai alors suivi toutes les créations de l'auteur mais aussi le travail d'autres metteurs en scène sur son écriture. À l'Université Paris VIII, je rencontre Claude Buchvald dont l'ouvrage Valère Novarina en scène est paru récemment et aborde cette langue au plateau. Lors de ma formation au Conservatoire de Noisiel, je saisis l'opportunité de mettre en scène Vous qui habitez le temps (2010). Je participe au stage Valère Novarina : L'espace du verbe à la scène avec Céline Schaeffer, Valère Novarina et Christian Paccoud. Puis, sur les deux dernières créations de Valère Novarina Le Vrai Sang (2011), L'Atelier volant (2012), je suis répétitrice et assistante à la mise en scène. Parallèlement, dans le cadre d'une recherche universitaire, j'ai mené un Master interrogeant le clown et la langue de Valère Novarina ; afin d'investir également les champs théoriques et de pouvoir questionner sous un autre angle l'écriture clownesque.
Ces pérégrinations et ce plongeon dans cette langue m'ont amenée au désir de confronter la pratique du clown à cette écriture particulière. Ces deux univers me tenant particulièrement à cœur, j'ai désiré sonder ce lien ténu alimentant ma curiosité depuis quelques années déjà.
À l'issue du Repas mis en scène par Claude Buchvald, Valère Novarina écrit pour cette même équipe artistique L'Opérette imaginaire (1998). Valère Novarina parle lui-même de cette nouvelle œuvre chargée de références théâtrales : « Je rassemble des matériaux très divers comme le théâtre oriental avec lequel j'ai un rapport très fort ou les formes populaires de théâtre : opérette, cabaret, spectacle de chansonniers, musichall, opéra de troisième zone, variétés, bref je m'imprègne de tout cela sans m'occuper pour le moment de l'assemblage. Ce sera une opérette pauvre, une sorte de théâtre dégraissé, ramené à l'essentiel, à son ossature avec des personnages dessinés au trait. »
Une grande partie de L'Opérette imaginaire est constituée de chansons tirées essentiellement du répertoire populaire, la plupart écrites par Valère Novarina. L'Opérette imaginaire apparait donc comme un terrain propice au clown. Dans sa thèse Claude Buchvald revient sur sa mise en scène : « Dans L'Opérette, cette « clownerie » constitutive du langage novarinien est portée à l'incandescence et irradiée par les personnages ; de proche en proche, elle finit par contaminer tout le spectacle qui, larguant les amarres, prend le large. Nous rencontrons alors le clown en majesté. »
C'est ce pont entre l'écriture novarinienne et le travail du clown que j'ai eu envie de continuer d'interroger. Il ne s'agit en aucun cas de monter une pièce de Valère Novarina avec un clown, mais que cette écriture soit un point de départ, une matière à l'improvisation clownesque. Vous ne verrez pas L'Opérette imaginaire de Valère Novarina mais un clown qui l'a ouvert. Les restes d'une opérette fantasmée et traversée par une logique clownesque.
Comme en écho au drame satyrique, le clown s'empare de cette matière et façonne son opérette propre : La Tragédie de l'homme.
Marjorie Efther
Pour son projet de sortie de Conservatoire en 2010, Marjorie Efther décide d'entreprendre un travail autour de l'écriture de Valère Novarina et du clown. Elle invite Marie Filippi à se joindre à sa recherche, comme collaboratrice artistique et regard extérieur. Cette première étape de travail est présentée à l'Auditorium Jean Cocteau ainsi qu'à la Ferme du Buisson à Noisiel (77).
Pendant la saison 2013/2014, dans le cadre de notre Pas-à-Pas (dispositif DRAC) au Prato Pôle National des Arts du Cirque, nous choisissons de reprendre ce travail avec David Scattolin comme nouveau regard sur le projet. Suite à la création collective du premier spectacle de clown de la compagnie, nous voulons profiter de cette expérience collective passée pour ré-entreprendre la recherche sur Restes d'Opérette et créer le spectacle. En effet, être tour à tour, regard extérieur, concepteur, ou clown, nous aide à aiguiser notre regard sur le travail et à échanger nos points de vue sur la création.
À l'image d'un plateau de théâtre, d'une scène d'opéra ou encore de tréteaux d'opérette, Moulu a inventé son espace théâtral. Le clown entre avec sa propre estrade : un plateau rouge de deux mètres carrés monté sur des roulettes. Une guirlande d'ampoules de couleurs figure sa rampe lumineuse, des cagettes en bois peintes amovibles lui servent de décor. C'est un praticable à la fois scène, lieu de vie, radeau de la méduse, compagnon d'une vie nomade, scène sur la scène, focus au milieu du noir.
En manipulant ses instruments de fortune, guitare dépenaillée, harmonica cabossé ou tambourin abandonné au lendemain d'une fanfare, Moulu se livre à son opérette imaginée qu'il a nommé La Tragédie de l'homme. Tour à tour, le clown s'improvise conteur, chanteur, danseur, instrumentiste, marionnettiste pour présenter ses numéros préparés qui deviennent chacun un acte de sa tragédie. Ces petites scènes racontent des morceaux de vie humaine avec malice, détournement burlesque et un brin de cruauté.
La Tragédie de l'homme nous emmène dans une traversée musicale et théâtrale qui reflète les âges de l'humanité au travers de sa noirceur et parfois de sa décadence. Moulu ouvre sa tragédie en interprétant la chanson de Valère Novarina L'Homme n'est pas bon, tel un prologue au reste de la pièce. À l'aide d'objets glanés au fil du temps, de petites poupées et d'un castelet, Moulu illustre comme il peut la cruauté de l'homme par plusieurs saynètes drôlatiques, en commençant par mettre en scène Caïn et Abel, le premier fratricide de tous les temps. Le clown conclut le premier acte sur les paroles de Novarina : « Le pire dans l'homme, c'est l'homme, vidons-le d'son contenu ! ».
Incité par la fin de cette chanson, le clown prend à la lettre l'indication et pratique une autopsie délurée et burlesque d'un cerveau humain. C'est une forme d'allusion malicieuse à l'apparition de la psychanalyse. Le clown tente de lister, morceau après morceau, ce qui compose l'esprit d'un homme : ses désirs profonds, ses peurs farouches, mais aussi ses préoccupations futiles ou ses activités banales. Moulu nous montre là comment l'homme concentre en lui-même les contradictions les plus fortes. Il s'en gausse, et nous rions de lui. Mais nous sourions aussi avec lui de nous-mêmes.
En passant par une chanson d'amour, une liste d'informations journalistiques farfelues, et bien d'autres encore, des réflexions les plus archaïques à la pensée la plus moderne, le clown Moulu nous invite à un voyage à travers la condition de l'homme...
« L'homme n'est pas bon, nom de nom !
Non non non : l'homme n'est pas bon !
Oh que non ! L'homme n'est pas bon »
Le travail du clown est une démarche personnelle et singulière. Moulu est né de la recherche de Marjorie Efther. Inventé et construit au cours de plusieurs travaux, il reste un être du présent qui se réinvente et se redécouvre à chaque étape de son évolution en scène. C'est une présence poétique, un éternel saltimbanque qui cherche à exister sous et par le regard du public.
Confronter une écriture dramatique définie à un être de l'improvisation est un travail tout particulier. L'Opérette imaginaire de Valère Novarina est le point de départ de ce spectacle. Loin de nous l'idée d'imposer un texte au clown, il s'agit plutôt d'avoir un point d'ancrage, un référent textuel dans l'imagination débordante du clown.
Dans sa thèse, Céline Hersant porte son investigation sur le tramage intertextuel et la figure du recyclage
chez Valère Novarina. Ainsi la parole est jalonnée, multiple car « tout artiste fait parler les autres en soi » dit Valère Novarina. Les allusions, citations, parodies, jeux avec les genres théâtraux, permettent ce décalage précieux au clown. Le clown qui, lui-même, inadapté par essence, emprunte des manières, tente désespérément d'imiter l'exemple…
Nous aspirons à trouver les biais d'approche du clown à la langue écrite. Comment le clown lit-il ? Comment l'interprète-t-il ? Que signifie cette langue pour lui ? Et quels sont les rites du théâtre qu'il met en place ?
Un double décalage se crée car l'écriture de Novarina ne peut fusionner avec la parole intime du clown. Deux langages distincts se font face : la langue théâtrale de Valère Novarina déroutante et comique, et le langage propre du clown, sensible et poétique. Notre travail consiste à allier ces deux univers et à n'en faire que mieux ressortir le comique des situations.
« Jean-Michel Espitallier a consacré un fronton de la revue Java (Java N°8 – 1992, ndlr) à mes travaux et m'a demandé un titre. N'aimant pas les étiquettes, j'ai traînassé… pour finalement lui proposer « Valère Novarina, poète comique. » Il n'en a pas voulu. Le comique m'a toujours semblé, tant chez les acteurs (Louis de Funès, Michel Serrault, Dominique Pinon) que chez les écrivains (Molière, Beckett, Gogol, Kafka, Melville, Dante etc.) comme le « noble art ». C'est le terme qu'on employait couramment pour la boxe. Le plus beau de l'art comique, c'est la chute – et les relevailles. La syncope, l'évanouissement au sol, la syncope du combattant, et la justesse victorieuse du rythme. Et, en ce qui concerne ce que l'on appelait « la littérature dramatique », le plus beau, c'est la précise balistique verbale, le don polyphonique des paroles, et les semences de chutes lancées à la pensée. » Valère Novarina
Valère Novarina passe son enfance et son adolescence au bord du lac Léman et dans la montagne. À Paris, il étudie la littérature et la philosophie, rencontre Roger Blin, Marcel Maréchal, Jean-Noël Vuarnet, veut devenir acteur mais y renonce rapidement. Il écrit tous les jours depuis 1958 mais ne publie qu'à partir de 1978. Une activité graphique, puis picturale se développe peu à peu en marge des travaux d'écritures : dessins des personnages, puis peintures des décors lorsqu'il commence, à partir de 1986, à mettre en scène certains de ses livres.
On distinguera, dans sa bibliographie, les œuvres directement théâtrales : L'Atelier volant, Vous qui habitez le temps, L'Opérette imaginaire, L'Acte inconnu – et le « théâtre utopique », romans sur-dialogués, monologues à plusieurs voix, poésies en actes : Le Drame de la vie, Le Discours aux animaux, La Chair de l'homme – et enfin, les œuvres « théoriques », qui explorent le corps de l'acteur où l'espace et la parole se croisent dans le foyer respiratoire : Pour Louis de Funès, Pendant la matière, Devant la parole, L'Envers de l'esprit. Insaisissable et agissant, le langage y apparaît comme une figure de la matière.
L'Ouvrier du Drame, créée en 2013, est une compagnie implantée dans le Nord qui a pour vocation de créer, produire et diffuser du spectacle vivant.
L'Ouvrier du Drame a pour ambition de créer un théâtre proche des spectateurs, de mêler à la narration de ses créations une réflexion sur le monde, avec une grande exigence artistique. Nous avons la nécessité d'explorer au sein de notre travail différents biais d'expressions, qu'ils appartiennent au théâtre du mouvement (clown, masques, danse) ou au théâtre de texte (classique et contemporain). Il en va de même quant aux sujets des créations qui pourront s'extraire de divers matériaux (oeuvre dramatique, littérature, improvisation). Il s'agit d'être en perpétuelle recherche pour affiner au mieux la corrélation entre la forme et le propos de la création. Nous sommes aussi attachés au fait de questionner la notion d'espace et n'excluons pas la possibilité d'investir des lieux de représentation atypiques.
L'Ouvrier du Drame a créé son premier spectacle en mai 2014 : Vous êtes ici – théâtre / clown. Dans ce spectacle conçu, écrit et mis en scène par Marjorie Efther, Marie Filippi et David Scattolin, deux clowns, Moulu et Tên-Tên (respectivement interprétés par Marjorie Efher et Marie Filippi) sont à la recherche de la limite de l'Univers. La forme populaire et accessible du clown a été choisi pour rassembler les spectateurs autour d'une réflexion métaphysique. Ce projet a été créé et coproduit dans le cadre de Prémices (festival de jeune création du Théâtre du Nord et de la Rose des Vents) et du Prato (Pôle National des Arts du Cirque) à Lille. À ce titre, L'Ouvrier du Drame a été soutenu par la DRAC et le Conseil Régional du Nord Pas-de-Calais.
Cette compagnie a vu le jour à la suite de la rencontre entre Marjorie Efther et Marie Filippi en 2008 au Conservatoire Départemental de Noisiel (77). La recherche du clown a été un point essentiel de leur rencontre mais elles ont aussi collaboré autour de mises en scène de textes contemporains : différents projets sont donc nés et ont été représentés notamment à La Ferme du Buisson (scène nationale - Noisiel), au Centre Georges Pompidou (Paris) et à l'auditorium Jean Cocteau (Noisiel). À travers ces créations, l'une et l'autre ont été clown, comédienne, metteur en scène ou collaboratrice artistique. Les rôles se sont inter-changés mêlant ainsi les points de vue, les directions et les axes artistiques. Marjorie Efther (formée en Conservatoire et à l'Université) et Marie Filippi (formée à l'EpsAd et à L'École Jacques Lecoq) attachent une importance toute particulière à la diversité de leurs formations et de leurs expériences artistiques. C'est en cela que L'Ouvrier du Drame a le désir de rassembler plusieurs artistes provenant d'horizons variés afin d'enrichir ses conceptions scéniques.
Valère Novarina a offert à la compagnie de pouvoir emprunter une expression dont il est l'auteur : « L'Ouvrier du Drame ». L'auteur-metteur en scène nomme ainsi le technicien chargé du plateau dans ses créations : peu à peu, celui-ci est devenu un véritable personnage, un acteur parlant, parmi les autres. À l'image de ce personnage, la compagnie oeuvre à la création de spectacles, sans hiérarchie dans l'importance ni dans la considération des métiers.