Du théâtre politique, social et intime.
Écrite en 1930 par Ödön Von Horváth, cette « pièce populaire » reprend tous les codes de l’opérette : l’intrigue, les personnages, la musique, les décors colorés. Ainsi l’auteur utilise les attentes de légèreté et de joie de vivre associées à ce genre factice voué au divertissement pour dénoncer la cruauté humaine et l’hypocrisie, faisant basculer l’histoire de la comédie au drame, voire à la tragédie. Si le récit se déroule dans le contexte de crise économique de l’entre-deux-guerres, le spectacle mis en scène par Yann Dacosta offre d’étranges résonnances avec l’actualité et réinterroge le « vivre ensemble » dans un monde égoïste et individualiste. Il pose la question du conflit entre notre sens des responsabilités et notre part de liberté, confrontant la morale et la pitié avec nos désirs profonds. L’écriture de Horváth est ouverte et généreuse, au sens où elle n’impose rien, mais propose. Elle fait appel à l’intelligence du spectateur, qui doit prendre position, devenant acteur de la construction de son idéal. Yann Dacosta s’inscrit pleinement dans cette optique. À nous de jouer !
SPECTACLE & CINÉMA
DIMANCHE 26 NOVEMBRE 18H30
DE BOB FOSSE
Les années 30, la montée du nazisme, l’ambiance des cabarets… Yann Dacosta a forcément pensé à la comédie musicale de Bob Fosse en montant sa pièce. Il viendra nous en parler. [+]
JEUDI 23 NOVEMBRE 19H
Avant le spectacle, scène ouverte à la classe des ateliers de jazz du Conservatoire à Rayonnement Départemental Camille Saint-Saëns. [+]
Mise en scène Yann Dacosta. Assistante à la mise en scène Hélène Francisci. Compositeur Pablo Elcoq (d’après Johann Strauss II) • Musiciens sur scène Pauline Denize et Pablo Elcoq. Texte français d’Hélène Mauler et René Zahnd. Avec Théo Costa-Marini, Laëtitia Botella, Dominique Parent, Sandy Ouvrier, Jean-Pascal Abribat Maryse Ravera, Jade Collinet, Pierre Delmotte, Florent Houdu, Jean-François Levistre, Pauline Denize, Pablo Elcoq • Costumes Corinne Lejeune. Création lumière Nathalie Perrier. Scénographie, accessoires Fabien Persil. Créateur son Johan Allanic. Mise en danse Frédérike Unger. Maquillage Agnès Albin. Coiffure Céline Baju. Régisseur général Marc Leroy. Régisseur plateau Jérôme Hardouin. Administration - production compagnie Marielle Julien.
Production Centre Dramatique National de Normandie-Rouen. Coproductions PAN – L es Producteurs Associés de Normandie composée de : CDN de Normandie – Caen, CDN de Normandie – Rouen. CDN de Normandie – Vire, Le Tangram, Scène Nationale d’Évreux, DSN – Dieppe Scène Nationale, Scène Nationale 61 – Alençon, Trident, Scène Nationale – Cherbourg.
© photo : DR
Après Offenbach, Labiche et Fassbinder, la rencontre avec le texte d’Horváth m’est apparue comme une évidence. Une urgence.
Comédie populaire, à la croisée entre l’opérette et le drame, théâtre de troupe, théâtre musical et engagé. La pièce réinterroge le « vivre ensemble » dans ce monde égoïste et individualiste.
Comme toujours chez Horváth, la pièce possède une dimension politique, sociale et une dimension intime. Elle pose la question du conflit entre notre sens des responsabilités et notre part de liberté. Elle confronte la morale et la pitié avec nos désirs profonds.
D’un côté, il met en scène la lutte entre l’individu et la société en nous rappelant que l’égoïsme et la bêtise sont le terreau du fascisme. De l’autre, il met en scène des personnages abandonnés, à la dérive, des naufragés dans un monde pourri par l’argent où riches et pauvres, aspirent à un peu d’humanité.
L’écriture d’Horváth, comme celle de Fassbinder est ouverte et généreuse, au sens où elle n’impose rien, mais propose. Elle porte la croyance en notre libre arbitre. Elle nous invite à nous regarder. Elle ne dénonce pas, ne glorifie pas. Elle fait appel à l’intelligence du spectateur, qui doit prendre position. C’est une écriture profondément politique qui rend le spectateur actif et acteur de la construction de son idéal.
En cette période d’entre deux guerres, fort nostalgique de l’avant guerre, l’opérette viennoise était redevenue très à la mode. Horváth qualifie sa pièce Légendes de la Forêt viennoise, de « pièce populaire » et la plonge dans l’univers de l’opérette. L’auteur se sert des attentes de légèreté et de joie de vivre qu’on associe à ce genre factice voué au divertissement populaire pour dénoncer la cruauté humaine. Il utilise un genre acidulé, caractérisé par le factice et le carton pâte pour mieux démasquer la vérité et dénoncer l’hypocrisie. Erich Kästner dira « Légendes de la forêt viennoise c’est du théâtre populaire contre le théâtre populaire viennois ».
Puis petit à petit, notre innocente opérette populaire s’enfonce dans les méandres de la noirceur humaine. Car le théâtre d’Horváth dit toute la vérité. « Je suis quelqu’un de si humain que rien de ce qui est humain ne m’est étranger », disait-il. Il raconte notre égoïsme, notre schizophrénie, nos contradictions, Il raconte la lutte entre les pulsions sociales et la conscience sociale. « Mon unique objectif est de démasquer les consciences » répétait Horvàth. La pièce va raconter comment égoïsme, bêtise, lâcheté, passéisme et hypocrisie vont broyer la jeunesse et tous ses idéaux. Chez Horváth, les hommes sont incapables d’aimer leur prochain, chacun se perd, perd ceux qu’il aime, ce en quoi il croit, et espère. Et tout cela laisse la place à un grand vide existentiel sur lequel le fascisme va venir se poser bien tranquillement. Dans « Légendes de la forêt viennoise », la seule jeunesse qui parvient à ouvrir ses ailes est la jeunesse hitlérienne, nourrie et encouragée par l’individualisme et le repli sur soi généralisé.
« Le décor, autant que possible pas caricatural non plus, s’il vous plaît. Le plus simplement possible, s’il vous plaît, devant un rideau avec un paysage vraiment naïf, mais avec de belles couleurs s’il vous plaît. » Ödön Von Horváth
La scénographie donnera au spectacle l’état d’esprit de l’opérette (l’insouciance, la légèreté, la joie, la gaité) mais sans la parodier, ni la caricaturer, ni la figurer. Elle sera composée de toiles de fond unies de couleurs très vives, très pop, très flashy afin de symboliser chaque lieu : un rideau bleu pour le Danube bleu, un rideau vert pour la forêt, un rideau rouge pour la guinguette et chez Maxim, un rideau jaune pour la montagne ensoleillée où vivent la mère et la grand-mère d’Alfred. Ainsi chaque changement de décor se fera très rapidement, comme par magie et le textile donnera une dimension onirique et symbolique à la pièce.
L’acte I est un véritable acte d’opérette. On assistera à des fiançailles et à une rencontre amoureuse sur fond de feu d’artifice multicolore, sur les rives du Beau Danube bleu. L’acte I est une pulsion de plaisir et de désir. Une aspiration forte vers la foi, l’amour, l’espérance. Les personnages sont tournés vers l’avenir. C’est l’acte de la couleur, de la liberté, de la jeunesse, des lendemains qui chantent et qui dansent. C’est presque naïf. Magicus projette un bel avenir pour sa fille Marianne. Par les fenêtres, on entend la jeunesse ambitieuse qui apprend à jouer de la musique. On y fait la connaissance d’Eric, le jeune étudiant cultivé et plein d’avenir. Et surtout on rêvera devant la promesse d’un bel amour entre Alfred et Marianne. Dans ce premier acte, l’aisance matérielle et le bonheur personnel, sont bel et bien de l’ordre du possible. Comme dans un rêve.
L’acte II se déroule un an plus tard, en pleine crise économique de 1929. Le plateau ne sera plus qu’une simple boite noire avec juste un lit et un landau, isolés dans la lumière pour représenter la chambre meublée miteuse, sale et grise où végètent Alfred, Marianne et leur bébé. Dans la scène suivante, pour représenter le bar, le lit sera remplacé par un billard. Puis un clavecin se substituera au billard pour la scène chez la Baronne et ainsi de suite. Chaque lieu sera symbolisé par un meuble unique isolé dans la lumière.
Durant tout cet acte on se posera la question suivante : Quoi faire de nos corps ? À quoi sert le siège de nos désirs et de nos passions dans un monde clos qui ne laisse aucune place à la jeunesse, à l’amour, à l’espoir ? Le corps de Marianne qu’Alfred et Ferdinand jugent « trop pulpeux» sera pris en charge par la Baronne qui lui trouvera une place dans un cabaret libertin. Le bébé sera pris en charge par la mère d’Alfred. Eric sera pris en charge par Valérie. Alfred se fera financer son projet de fuite vers la France par sa Grand-mère. L’acte se termine par une scène de confession au cours de laquelle Marianne tente de sauver son âme. Mais le pardon lui est refusé. Corps et âme de Marianne sont abandonnés par tous. Comme dans un cauchemar.
L’acte 3 reprendra des allures d’opérette. La vie donne l’impression d’être repartie, tant bien que mal. Au début de l’acte 3 les personnages tentent de digérer leur résignation et de reprendre des masques de joie. C’est un véritable acte de fête populaire morbide. Mais Horváth fait tout imploser. L’ironie tragique éclate. Et les âmes sont mises à nu.
Dans ce dernier acte, on se retrouve comme propulsé dans la vitrine de la clinique de poupées de Magicus et nos personnages sont comme des poupées cassées. On y fera des « farces et attrapes » : le Capitaine de Cavalerie emmènera volontairement Magicus chez Maxim, où il y aura à voir « des surprises très spéciales » dira-t-il. Le Mister américain se fera délester d’un billet de cent shillings par Marianne qui ratera son tour de passe-passe. On y trouvera des têtes de mort et autres masques de fête (le numéro de cabaret masqué exécuté par des danseuses nues, dont Marianne), des jouets (celui que Magicus apportera à son petit fils déjà mort), des soldats de plomb (Eric devenu alcoolique ne cesse d’hurler des ordres militaires. « J’ai l’habitude, quand il est bourré il se donne des ordres à lui même » dira Valérie) et un squelette (le petit Léopold retrouvé mort de froid). Les masques tombent et notre opérette semble maintenant être interprétée par les pantins et poupées de la vitrine de Magicus.
La fresque proposée par Horváth représente un panel de personnages qui vont se perdre et perdre ceux qu’ils aiment. Se trouver soi-même et retrouver les siens vont devenir l’objet d’un combat impitoyable, jamais achevé : l’éternel combat entre le désir intime et l’approbation sociale, entre le conscient et le subconscient.
OSCAR - Là, j’aimerais pouvoir regarder dans ta tête, j’aimerais ouvrir la boîte crânienne et vérifier ce que tu penses là-dedans.
MARIANNE - Mais tu ne peux pas
OSCAR - On est et on reste seul. (Silence)
En baptisant sa pièce « Légendes de la forêt viennoise », Horváth évoque les contes populaires féériques très à la mode de l’époque. La forêt revêt alors la valeur symbolique, des contes de fées. La forêt, comme lieu magique, comme l’espace de l’aventure, de l’épreuve funeste ou initiatique. La forêt comme le lieu de la rencontre avec soi-même et avec ses propres peurs à dépasser. La forêt comme lieu de transition vers un ailleurs.
Dans sa forêt, Horváth y fait vivre une drôle de faune. Des êtres étranges aux pulsions animales. « Ne sont-ils pas bestiaux ? » dira-t-il à propos de sa ménagerie de personnages. C’est pourquoi, selon moi, la forêt n’est pas à faire figurer, mais plutôt à faire ressentir en allant chercher au plus profond des personnages.
LES COSTUMES
Les costumes seront ancrés dans les années 20 afin de conserver le contexte historique et la distance spatio-temporelle nécessaire au « conte féérique ». C’est le spectateur lui même qui rapprochera la fable de sa propre contemporanéité.
Mettre en scène Légendes de la Forêt Viennoise c’est orchestrer une dérive. La dérive de personnages navigant sur le radeau d’une société attirée par les sirènes du nationalisme et de l’individualisme, qui se perd et se déshumanise.
On assistera à un glissement : celui de la vie en communauté, vers le repli sur soi le plus exacerbé qui transformera nos êtres de chair en poupées sans âme. Marianne qui désirait tant vivre sa passion avec Alfred, finira par accepter son mariage de résignation avec Oscar. Du rêve utopique le plus haut en couleur à l’acceptation de la plus sinistre condition humaine, c’est cela que nous raconte Horváth, avec son humour noir, sa poésie et sa connaissance aigüe de l’humanité.
Je rêve le spectacle commençant comme une opérette viennoise, festive, colorée, tournoyante, insolente, bordélique, bruyante, irrespectueuse, sauvage, vivante, passionnée, charnelle, sexuelle. Puis je la vois s’enfoncer dans l’abstraction, l’aseptisation, le minimalisme, l’assèchement, l’obscurité, la peur, l’anémie, la résignation, la brutalité froide, la violence glaciale.
Douze interprètes seront présents sur scène pour donner à entendre cette « Légende » universelle écrite entre 1928 et 1930. La scénographie sera épurée, atemporelle et fera confiance au pouvoir d’évocation du théâtre. Quelques rideaux aux couleurs pop, un escalier et une petite estrade suffiront. Les multiples espaces se feront et se déferont sur des airs évoquant les valses viennoises et donneront à la mise en scène l’impression de valser sur les flots et de dériver petit à petit. Jusqu’au naufrage…
À l’instar du procédé scénographique qui donnera une idée de l’opérette sans la figurer, la musique donnera l’impression de baigner dans les valses de Johann Strauss sans pour autant les mettre en boucle.
« Le beau Danube Bleu » composé par Johann Strauss, fut un succès mondial. Symbole de la musique populaire par excellence, cette valse hantera le spectacle de bout en bout sous toutes les formes possibles : diffusée à la radio, apprise par la lycéenne au violon, jouée par un voisin sur un piano déglingué, grattée par la grand-mère sur sa cithare, chantée par le Mister américain accompagné par les gens du quartier, samplée et réarrangée par Pablo Elcoq dans le cabaret Chez Maxim. La musique sera comme une idée du fascisme et de la pensée unique et populiste. Les autres compositions musicales du spectacle inspirées de Johann Strauss continueront de toujours évoquer les valses viennoises.
La pièce se termine par la didascalie suivante : « l’air est plein d’harmonies comme si un orchestre céleste jouait Légendes de la Forêt Viennoise de Johann Strauss ». L’auteur indique par-là que les harmonies même de cette musique peuvent aussi flotter dans l’air, comme si elles faisaient partie de l’oxygène que les personnages respirent. La culture populaire selon Horváth est bel et bien le nouvel « opium du peuple ».
YANN DACOSTA
Ödön von Horváth ; un observateur génial et méchant de l’Allemagne pré-nazie.
Par Jean-Michel PALMIER
Article paru dans Les Nouvelles Littéraires. N° 2775 du 19 au 26 février 1981.
ÖDÖN VON HORVÁTH « Je suis né à Fiume, j’ai grandi à Belgrade, Budapest, Presbourg, Vienne et Munich, disait Ödön Von Horváth, j’ai un passeport hongrois – mais je ne me connais pas de pays natal. Je suis un mélange tout à fait typique de l’ancienne Autriche-Hongrie : à la fois magyar, croate, allemand et tchèque – mon nom est magyar, ma langue maternelle l’allemand. »
Ödön Von Horváth est né en 1901, au sein de la petite noblesse hongroise. On sait peu de choses sur son enfance. Lui-même affirme l’avoir oubliée. Après des études à Presbourg, il séjourne à Budapest et Munich. Entre 1922 et 1924, il tente d’écrire des poèmes et des drames historiques : il en brûlera les esquisses. N’ayant jamais aimé la campagne, passionné par les villes, il se fixe à partir de 1924 à Berlin. Deux ans plus tard, il écrit Hôtel Bellevue, le cas E – l’histoire d’une enseignante révoquée pour ses idées communistes. On entend parler de lui pour la première fois en 1927, lorsque sa pièce Révolte à la côte 3018 est montée à Hambourg. Mais il ne connaît de véritable consécration qu’en 1931. Il adapte alors pour le théâtre plusieurs de ses textes en prose, publie des nouvelles, et projette d’écrire un roman. La nuit italienne qui s’inspire du climat politique de la Bavière, est montée à Berlin en 1931. Cette même année, Ödön Von Horváth commence à rédiger ses Légendes de la forêt viennoise, qui lui vaudront le prix Kleist, la plus haute distinction allemande. Mais les nazis commencent à l’attaquer, à cause de ses amitiés communistes, et de son action en faveur des droits de l’homme : sa première pièce Foi, espérance et charité ne sera pas montée en 1933, par peur des représailles S.A. Au printemps, Horváth quitte Berlin pour Salzbourg; il comprend peu à peu ce que signifie l’Allemagne hitlérienne.
Partisan de la République, antinationaliste convaincu, Horváth se veut dans une certaine mesure au dessus des partis. Il n’aime guère la social-démocratie, mais se méfie d’un certain sectarisme du Parti communiste allemand. Il n’en est pas moins l’un des premiers auteurs à attaquer les nazis. Eux, lui dénient le droit d’écrire en Allemand: Il n’est à leurs yeux qu’un « renégat hongrois, un traître », Horváth ne quittera définitivement l’Allemagne qu’en 1934. Entre temps, il se documente sur l’embrigadement de la jeunesse, ce qui lui fournira la matière de son célèbre roman Jeunesse sans Dieu, l’une des premières descriptions de l’Allemagne hitlérienne. Trois pièces de 1937 Don Juan revient de guerre, Le Jugement dernier, Figaro divorce attestent de son talent. Mais il n’y a plus de théâtre qui accepte de le jouer. Après l’annexion de l’Autriche, Horváth se réfugie à Budapest, puis en Tchécoslovaquie. Il voyage en Suisse, en Italie, fréquente Klaus Mann, le fils de Thomas Mann, à Amsterdam. Il décide de venir à Paris rencontrer son traducteur français. Avant de quitter Amsterdam, il consulte même une voyante qui lui affirme qu’il connaîtra à Paris « la plus grande expérience de sa vie » : le 1er juin 1938, Ödön Von Horváth est tué par la chute d’une branche d’arbre devant le théâtre Marigny. Cet accident, digne d’une de ses pièces, plonge dans la stupeur toute l’émigration allemande antinazie.
Ce fut peut-être le déracinement perpétuel de Horváth, sa traversée de plusieurs langues et de plusieurs cultures qui expliquent la spécificité de son théâtre. Toute son oeuvre, comme le souligne Jean-Claude François dans l’étude qu’il lui a consacrée (Histoire et fiction dans le théâtre d’Ödön Von Horváth) (P.U.G., 1978) est une chronique sociale à la fois de l’Empire austro-hongrois et de la République de Weimar. Plus qu’aux événements, Horváth est attentif aux mentalités, aux types de langages, de vérités et de mensonges propres à chaque classe. C’est avant tout un observateur génial qui mêle sans cesse la psychologie et la sociologie pour donner du réel un portrait grotesque et inquiétant – plus vrai que nature. Son humour ne fait ni rire ni pleurer : il fait peur. Ses personnages appartiennent en général aux classes moyennes, même s’il attaque aussi l’aristocratie et la haute bourgeoisie. Horváth s’en prend aux petits-bourgeois, aux employés, aux fonctionnaires, aux commerçants dont il pressent à la fois le poids politique et l’évolution vers la droite, à travers leur hantise du prolétariat. Il n’a aucune pitié pour les valeurs de la droite – le culte de l’armée, le nationalisme, l’antisémitisme – mais critique avec autant de violence le conformisme, et la médiocrité satisfaite.
C’est à ce titre, que les Histoires de la forêt viennoise sont un pur chef d’oeuvre. « Pièce populaire » par excellence, les héros qu’Horváth nous présente en l’espace de courts et nombreux tableaux sont tous médiocres et quelconques. Dans la même rue de Vienne voisinent le Roi des magiciens, réparateur de poupées, – dont la fille Marianne est promise à Oscar le voisin boucher, – et la buraliste dont l’amant Alfred tombe amoureux de Marianne. Marianne et Alfred, les deux « héros », vivront ensemble, mais leur amour ne résistera pas à la crise économique. Ils mettent un enfant au monde, qui scelle leur iniquité. Marianne devient danseuse nue dans un cabaret. L’enfant meurt heureusement et permet ainsi le retour au point de départ. La sensualité fera place à la légalité du mariage bourgeois : adieu amant et maîtresse.
Tous ces personnages, aussi insignifiants les uns que les autres sont saisis dans leur quotidien, à travers les situations les plus ridicules : Alfred a mangé tout le lait caillé de sa grand-mère qui lui réclame l’argent emprunté, pour qu’elle paye elle-même son enterrement. Oscar est atteint dans son amour propre car on prétend que son boudin n’est pas bon. Une cliente riche achète pour son fils des boîtes de soldats blessés et tués afin qu’il s’amuse. Le roi des magiciens cherche désespérément ses fixechaussettes. Valérie et Alfred se ruinent aux courses. Le dimanche, ils vont dans la forêt, près du « beau Danube bleu » et prennent des photos de famille. Cela tient de la Noce chez les petits-bourgeois de Brecht mais en bien plus méchant: même les petits enfants endimanchés sont laids et c’est en jouant de la mandoline que l’on dit du mal des juifs. En peignoir de bain et en chapeau de paille, dans la semaine ou les dimanches, ils s’éclaboussent de la musique de Johann Strauss. Ses valses bercent leurs baisers, leurs attouchements, leur sommeil, leurs rêves et leurs joies. Les Légendes de la forêt viennoise de Strauss martèlent chaque tableau, décor en carton pâte, rideaux de velours rouge poussiéreux, moulure dorée, qui s’écaillent. Ils l’écoutent en mangeant des saucisses ou en dissertant sur Dostoïevski, l’amour et la fragilité des choses humaines.
Et c’est là qu’éclate le génie d’Horváth, dans ces dialogues prétentieux et insignifiants à en pleurer, pitoyables ou cocasses où se révèle la mentalité petite bourgeoise, où pas un mot n’est de trop. On se promène dans les forêts, les cabarets, les foyers bourgeois et les fêtes foraines avec le même sentiment de peur et de dégoût.
En mêlant la « pièce populaire » et l’opérette viennoise, à travers sa langue sans pitié, Horváth arrache les oripeaux décadents et frelatés, laisse entrevoir la réalité nue, comme ce squelette que Marianne époussette dans la vitrine. Ce monde insouciant, éclatant d’égoïsme, de bonne humeur ne veut rien savoir de la misère. En Allemagne, ils voteront pour Hitler, en Autriche, ils assisteront à la mise en place d’un régime cléricalfasciste, envieux de son grand frère allemand qui ne tardera pas à le dévorer. Chef-d’oeuvre de réalisme et d’ironie, de cruauté et de lucidité, ces Légendes de la forêt viennoise sont l’illustration de l’une des plus belles maximes horváthiennes : « Rien ne donne plus le sentiment d’infini que la bêtise. »
JEAN-MICHEL PALMIER
Issu de la promotion 2005 de l’Unité Nomade de Formation à la mise en scène au CNSAD de Paris. Metteur en scène de théâtre, de théâtre musical, d’opéra et réalisateur. Il développe sur scène un univers esthétique à la fois cinématographique et musical, toujours très plastique, au coeur duquel les comédiens restent les maîtres du jeu. Après une formation en cinéma et audiovisuel il intègre le Conservatoire National de Région de Rouen d’où il sort en 2000 avec le 1er Prix d’Art Dramatique obtenu avec « Félicitations du Jury ». Pendant sa formation, il part à Moscou en apprentissage auprès de Kama Guinkas au Théâtre d’Art de Moscou (Mkhat). En 2006, il intègre le Master 2 Mise en scène et dramaturgie à l’Université Nanterre Paris X où il continue de se former (Alain Françon ; Théâtre Ouvert, Pierre Debauche…). Entre 2003 et 2006, il travaille comme assistant à la mise en scène auprès d’Alfredo Arias. Avec une partie de la promotion issue du CNR de Rouen, il fonde la Cie Le Chat Foin et met en scène