La Rage, c’est une histoire d’éclats d’obus et de soleils percés, du temps où les garçons jouaient encore à la guerre, et les filles à la poupée.
C'est la Première Guerre mondiale. Maï, 19 ans, marin et déserteur, croise la route d'Anna, 16 ans, mariée et déjà veuve aux premières tranchées. Pour l'un comme pour l'autre, l'horizon est bouché… Cependant, à petits feux, Maï et Anna vont se redonner l'un à l'autre le goût des vents du large. Ce n'est pas une histoire d'amour, mais d'adolescences à fleur de peau, de tatouages, de bords de falaise et d'appels d'air. Une histoire d'incendies. La Rage parle de choix. Quels choix et quels espoirs quand on est adolescent ? La Rage parle de liberté. Liberté de ne pas se battre, liberté d'être une femme sans enfant, liberté de découvrir, de partir. Ce sont des phrases au rythme du roulis des vagues. Des mots choisis, « qui ont des parfums d'étoiles : lisse, fortune, hauban, boutte, épissure, sextan et les constellations », comme le dit Maï. Le cœur de cette pièce est la jeunesse, ses rêves, ses empêchements. Il y a cent ans, c'était la guerre. Et aujourd'hui ?
Une pièce de Fanchon Tortech (texte paru aux éditions Lansman dans le recueil collectif Terre – Eau – Territoire). Mise en scène Louise Dudek. Avec Léa Perret et Vincent Marguet • Création sonore Rémy Peray. Scénographie Heidi Folliet. Création lumières Jérôme Bertin. Animation Alice Saey.
Coproduction DSN – Dieppe Scène Nationale. Avec le soutien du Moulin à Louviers, des éditions Lansman, du CRED 76 et de l’Étincelle – T héâtre de la ville de Rouen
© photo : Romain Dudek
La Rage parle d’un temps où les petits garçons jouaient encore à la guerre, et les petites filles à la poupée. Une histoire d’angles brisés, de falaises, de feux d’artifice, et de feux follets. Une histoire d’incadescences, d’à fleur de peaux, pour les adolescents d’aujourd’hui, ou d’à-venir.
J’ai voulu un texte pour adolescents, un texte qui en ces temps de commémorations ne célèbre rien d’autre que l’énergie si grande qu’euxmêmes oublient parfois. Mais un texte aussi en pointillé qui rappelle qu’il y a cent ans ou si peu on n’avait pas le choix de grand-chose. Il y avait pour les unes la seule solitude — ou le mari, les enfants — , pour les autres la patrie — la guerre, ou la prison. Des routes qu’on prenait sans y penser vraiment par confort- conformisme, ou bien des choix très graves à soupeser serré si l’envie vous prenait d’un seul pas de côté.
Les adolescents d’aujourd’hui ont le choix — en France, du moins, si l’on en croit ce que l’on y dit. Choisir son orientation, notamment — l’orientation la bien-nommée… Mais sait-on s’orienter, s’en aller à l’Orient — est-ce qu’on va quelque part, vraiment, quand on attend que l’heure de cours se passe, que la nuit tombe ensuite, que l’année file enfin ? Pour être au bout de tout plus libre — mais plus libre de quoi ? De faire ce qu’on a laissé faire, de cueillir le temps enfin qu’ on a laissé filer ? Je voulais ça, je crois, parler de leurs vertiges, de ce temps qui s’étire, et de l’instant surgi où l’on décide, allez savoir pourquoi, d’avoir le choix. Ou bien qu’on ne l’a plus. Ce qui revient au même, au fond. Allez. Picorer je l’espère des points d’interrogation ronds comme les joues d’enfants qui fondent au temps qui coule.
Ni juge, ni partie — ni nostalgique ni critique — , rendre hommage bien sûr à leurs adolescences. Au changement de peau. À la peau qui fait mal en grandissant trop vite. À cette enveloppe-là qu’on ne reconnaît plus. Qu’on voudrait sienne, et autre. Parler de tatouage semblait donc juste, et beau. Avant se tatouaient ceux qui avaient voyagé ( ou bien connu la guerre, la prison, la prostitution… des lieux où l’on a plus qu’ailleurs nécessité de voyager les yeux fermés et de mieux se (re)connaître.
Et maintenant ? Quelles mers traversées, quels travaux accomplis, quels souvenirs enfouis se racontent sur les peaux d’ados ? Pour quelle reconnaissance ? Pour quelle naissance à soi ? Pour la beauté du geste, le plaisir et l’effroi ? Pour le désir du bout des doigts toucher la peau de l’autre, oser, être touché ?
Pour tout ce que de sens recèle la sensualité de l’encre et de la douleur, pour leur parler d’eux, à eux, écrire le tatouage… Là encore, des portes closes et des clés à trouver — à moins que Barbe Bleue ne les préfère fermées. Bref. Parler de frontières. Réelles ou fantasmées.
La peau, la frontière dedans / dehors, intime /… extime ( est-ce qu’on pourrait dire ça ? ), ce qu’on est et ce qu’on donne à voir, ce qu’on laisse à croire.
Le port, la falaise, l’intérieur des terres d’où l’on perçoit, comme il se doit, tonner le canon et puis sonner le glas — et la mer merveilleusement vertigineusement ouverte et interdite.
La frontière aussi entre garçons et filles. Ce n’est pas une histoire d’amour, disent-ils, « ce n’est pas le propos ». Ou alors si, si peu. Mais parler d’elles… plus fortes, plus sauvages ? Mais parler d’eux.
J’espère des mots parlés, donc, des mots-musiques pour parler de tout ça. Pour du vent électrique dans les voiles baissées. Des bouches closes aux paupières scellées qui par-delà 100 ans bourdonneraient écho.
Fanchon Tortech
La Rage parle de choix. Des choix et des espoirs qu'on a quand on est adolescent. La Rage parle de libertés. Liberté de ne pas se battre, liberté d'être une femme sans enfant, liberté de découvrir, de partir, de ne pas se conformer aux schémas attendus.
Le contexte de la Première Guerre mondiale est un pretexte, la question du choix reste là. Quels choix pour quelle vie ?
Et quelle liberté et quels espoirs ensuite ?
Ce texte, aux accents de Koltès, est une matière dont les comédiens s'emparent. Ce sont des phrases rythmées par le roulis des vagues.
Des mots choisis, « qui ont des parfums d'étoiles : lisse, fortune, hauban,
boutte, épissure, sextan et constellations », comme le dit Maï.
C'est une adresse directe au spectateur, que cent ans séparent des personnages.
Deux temps, deux époques se chevauchent et se font écho ; la Première
Guerre mondiale et notre temps. Entre la narration, l'adresse au spectateur et les scènes jouées, les personnages vont et viennent. Entre notre époque et la leur, car au-delà des événements, c'est bien l'humanité et la liberté qu'ils questionnent...
Le trait d'union ? La jeunesse et ses rêves et ses empêchements, il y a cent ans, la guerre, et aujourd'hui ?
Lui dessine, sur du papier ou sur sa peau, nettoie ses aiguilles, pense à la mer.
Elle, rêve d'un enfant, d'une autre vie. Le temps s'étire, car pour eux, il n'y a rien à faire qu'à attendre.
Attendre que la guerre finisse enfin.
Ces deux solitudes se rencontrent, s'entrechoquent, même, et se mêlent.
Ce sont alors des frontières artificielles qui disparaissent.
La frontière fille-garçon, dedans-dehors. Des espaces qui s'ouvrent, s'illuminent.
Et les sons viennent englober le tout. Des sons retravaillés, tordus, des paysages sonores électro-acoustiques qui mêleront le réel et le fantasmé.
Les sons bruts et les sons rêvés.
Cette pièce questionne sur ce que c'est que d'être une jeune femme au XXIe siècle, au regard de ce que cela impliquait à l'époque.
Et un jeune homme ?
Le socle de cette pièce, c'est le passage, le changement, l'ouverture au monde et aux autres. Changement de siècle, et surtout changement de peau.
Louise Dudek
« Les livres ont tous menti et mon Dieu m’a lâchée, je peux rêver, je te dis. »
Anna : Bonsoir ! Maï la regarde, surpris, touche juste sa casquette. Ben alors, t'as perdu ta langue… ou bien t'as peur des filles ?
Maï : Bonsoir.
Anna : Bonsoir et puis c'est tout ? Tu sais pas quoi me dire ? Ou tu veux pas parler ?
Maï : J'ai rien à dire.
Anna : Hé, ça va ! J'suis pas le Conseil de Guerre, je veux pas t'faire parler, juste parler avec toi. J'ai fini mon service, là, tu me raccompagnes ?
Maï : J'ai pas le choix je crois.
Anna : T'es bizarre comme gars. Je t'ai jamais vu ici.
Maï : Je suis que de passage.
Anna : Tu viens d'où ? Tu fais quoi ? T'es marin ? Pas en guerre ?
Maï : Je m'appelle Paul Dupont. Je suis myope, j'ai été réformé : pas de baston pour moi. Voilà, là, tu sais tout : bonsoir.
Anna : Bonsoir… Un temps Hé, Paul Dupont ! Viens voir un peu par là. Je sais ça fait bizarre tout ce que je vais dire, mais moi je suis Anna j'ai 17 ans tu vois et je suis déjà veuve et j'ai la rage Paul Dupont la rage tu comprends d'être là enterrée vive, de pas avoir d'enfants, tu saisis tu comprends, personne pour qui vivre jusqu'à la fin des temps.
Maï : C'est pas mes affaires. Tu te remarieras.
Anna : Avec qui, un infirme ?! S'il te plaît Paul Dupont je sais pas pourquoi j'ose ce soir y a trop de sel sans doute trop d'orage dans l'air et puis j'ai un peu bu, je suis jolie tu vois et avant j'étais belle, s'il te plaît, Paul Dupont, tu sers à rien non plus, un homme pas sur le front il sert à rien sur terre, tu te rendrais service.
Maï : J'ai pas du bien comprendre…
Anna : Oh si tu comprends bien me le fais pas redire. Si ça arrive là, on pourra encore croire que c'était mon mari, quelques semaines encore et je serai fichue. Aide-moi. Toi ça te coûte rien je ferai ça gratuit me dis pas qu'à la ville elles sont bien mieux que moi...
Maï : Mais t'es malade toi ! T'as pas assez d'emmerdes, et moi non plus peut-être ? C'est quoi là c'est un piège ? Tu veux me voir à poil ? C'est qui-là qui t'envoies ? Compte pas sur moi ma vieille, t'en choisiras un autre, un moins bête peut-être ou un qui a plus faim. Salut.
Anna : Non mais dis Paul Dupont ! Tu crois qu'on peut comme ça cracher sur une fille ? Tu crois que ça arrive souvent là qu'on te jette ses tripes, tu crois que tu peux rire et repousser du pied, juste comme ça, en te moquant du sang, et tant pis si ça tache et que ça s'en va pas ? T'es qui, toi d'abord ? Qu'est-ce que j'en ai à foutre de te voir tout nu ? Tu dois pas être beau, t'es trop maigre d'abord, et fais voir tes lunettes ! Là t'y vois rien bigleux, et ben démerde-toi ! Mais… mais j'y vois moi dans tes lunettes… J'y vois comme dans mes yeux et mes yeux sont très bons… T'es un foutu menteur Paul Dupont. T'es un lâche qui fait croire qu'il est malade pour pas aller au front. Je vais te dénoncer. »
Nous voulons une scénographie et des costumes très contemporains, car au-delà du contexte historique, cette histoire de rencontre est universelle.
Nous travaillerons sur différents espaces qui s'ouvriront et se rencontreront
: Celui de Maï, celui d'Anna, ainsi que celui du musicien au plateau.
Nous gardons pour la scénographie l'univers du bord de mer, de l'eau et du port, de la frontière, finalement franchie.
C'est une pièce sur l'envie de liberté - et comment mieux sentir cette liberté qu'en musique ?
Il y a donc Rémy Peray sur scène et sa guitare électrique à la Neil Young inspirée du film Deadman de Jim Jarmusch, un fil musical tendu de bout en bout.
Il y a un chant brut, chant de marin parlé-chanté, comme un cri d'espoir, aux frontières du rap et du rock.
Et de la musique électronique, des paysages sonores, des mélanges de jazz, de rap, des sons retravaillés, tordus.
Tout à coup, tout bascule et les deux personnages font un bond de cent ans, incarnent nos adolescences, nos adolescents du XXIe siècle.
C'est un mélange de passé et de présent dans lequel s'invite la technologie.
C'est aussi une pièce sur la force de l'art et de la sublimation. Maï est tatoueur, dessinateur. Il y aura des dessins animés par Alice Saey, tatouages et instruments marins qui prennent vie, nous plongeant dans l'eau trouble d'un imaginaire sans limites.
« Dormir cent ans, se réveiller, avec vous, quand la boue et les larmes et le sang s’oublieront, recommencer. »