Entre rêve et réalité, le texte de Stéphane Jaubertie questionne la mémoire, l’expérience onirique et l’envie d’être au monde.
Alors qu’on l’appelle pour passer à table, Létée décide de devenir invisible aux autres. C’est comme un jeu pour elle. Elle choisit de se retirer du monde pour mieux pouvoir l’observer et voir comment sa famille réagit à son absence. Mais quand elle revient, personne ne la reconnaît. La voilà donc qui va devoir égrener les souvenirs communs, dont on ne pourra pas vérifier l’authenticité. Ont-ils été réellement vécus ou sont-ils inventés ? Létée est-elle une véritable enfant ? Un fantôme ? Un souvenir ? Une métaphore ? Grâce à la manipulation d’objets qui servent à fixer nos souvenirs (une poupée, des enregistrements de voix et d’images), la comédienne rend palpable l’absence comme la présence des autres membres de la famille, joue sur le franchissement des barrières et nous embarque dans les rouages de ses souvenirs qui deviennent tangibles pour se refondre dans l’étonnement et le doute.
Mise en scène Bruno Sébag et Maud Hufnagel • Jeu Maud Hufnagel ou Camille Voitellier • Direction d’acteur Emmanuelle Lafon. Regard extérieur Christophe Giordano. Images Valéry Faidherbe. Sons Vladimir Kudryavtsev. Lumières Arnaud Prauly. Régie générale, construction Olivier Berthel. Administration Bruno Sébag. Régie en tournée Arnaud Prauly ou Gionata Mecchia. Voix et portraits de Laurence Mayor, Christophe Giordano, Christophe Brault, Gaspard Burlaud et Olivier Berthel.
© photo : Valery Faidherbe
Létée c’est une plongée ludique et vertigineuse dans les rouages de la mémoire. Cela parle de la famille, de sa place dans la famille, d’amour et de séparation, de la mort, de transmission et d’oubli, de la liberté de l’enfance, une liberté qui décolle du réel pour mieux y revenir, cela parle de trouble. Cette histoire, comme un conte, traverse des thèmes forts et primordiaux. Mais elle ne s’y appesantit pas, la fable avance à travers les différentes clés de voutes de l’histoire, sans résolutions. Comme un iceberg elle ne laisse voir qu’une partie émergée, d’une apparente pureté mais sondant des profondeurs invisibles et soupçonnées.
La mémoire laisse émerger des fragments de souvenirs dont personne ne peut vérifier l’authenticité. Il est impossible de savoir ce qui a été vraiment dit ou tu, ce qui a été vu ou inventé, ce qui est de l’ordre de l’intime ou de la fable, du présent ou du passé. Si l’énigme du texte de Stéphane Jaubertie peut être perçue comme une sorte de songe déroutant et déstabilisant, elle est pour nous la source même de ce qui fait joie parce qu’elle est animée par un moteur de vie extraordinairement libre: la mémoire. Sans offrir de point de repère tangible, indiscutable, arbitraire par définition, elle oblige à chercher une vérité ailleurs, nichée dans l’évidence de nos émotions si diverses soient elles. On se construit avec ce que l’on croit que ce soit vrai ou non.
Léthé c’est le fleuve de l’oubli, celui que les morts doivent traverser lors de leur passage. Traverser pour oublier sa vie passée et à nouveau exister de l’autre côté.
Paroles de jeunes spectateurs :
« Létée raconte des souvenirs mais en même temps elle dit l’avenir »
« Moi je pense que c’est toute la famille qui est tombée dans le fleuve »
Sur scène une comédienne seule.
Elle incarne Létée. Dans le texte de Stéphane Jaubertie on ne sait jamais qui est cette petite fille, un fantôme, un souvenir, une métaphore de la conscience collective d’une famille ou véritablement une petite fille du voisinage.
De toute évidence Létée se situe à un autre endroit de réalité que les autres personnages. Mais c’est elle qui est le pivot de l’histoire, c’est elle qui s’adresse aux spectateurs, c’est elle qui rend palpable les mécanismes de la mémoire (ou de l’imagination ?). Référent unique, elle est la seule à porter sur le plateau cette traque du passé singulière. Avec une faculté toute enfantine de passer d’un temps à un autre, de s’esquiver, de revenir, elle fait resurgir les figures de l’histoire grâce aux outils qui servent à fixer nos souvenirs : des enregistrements sonores et des projections d’images fixes ou en mouvement.
Cela commence par un plateau presque nu, et une comédienne qui raconte, à la première personne et nous fait plonger dans cet univers aussi poétique que concret, aussi simple qu’énigmatique. Elle trace avec des confettis blancs un cercle, un univers dans lequel les spectateurs sont inviter à plonger avec elle.
Au lointain, un large panneau noir. Sur cet écran constitué de panneaux pivotants seront projetés des images, des portraits, ceux du frère, de la grand-mère et du père, avec lesquels elle dialogue (sans jamais s’y adresser directement). Ces portraits se fondent et s’enchaînent, le travail plastique des images joue avec le trouble d’une image fixe qui parfois change d’expression dans un mouvement imperceptible. De l’image projetée au film qui s’immisce subrepticement, de la photo souvenir en noir et blanc à la caméra infrarouge qui filme en direct, autant de techniques diverses et de qualités d’images différentes qui apparaissent circulent entre des temps mêlés, et emmènent le spectateur vers des endroits d’étrangeté ludique.
Le personnage de Létée est en dialogue avec les autres personnages qui, comme sortis de sa mémoire ou de son imaginaire, sont aussi incarnés par des « voix off » ou joués ou encore rejoués (voix off doublée) par Létée elle-même. Elle joue ainsi avec leur présence/absence, avec ce qui semble réel et ce qui semble fantasmé, avec ce qui appartient au présent et ce qui appartient à la mémoire, jusqu’à en abolir les frontières.
La musique omniprésente dans cette histoire (le chant de la grand-mère qui sauve les enfants de la noyade, les opéras qu’écoute le frère) participe à l’émergence d’une puissance émotionnelle qui se loge dans les interstices, les ellipses et les non-dits. De la manipulation, manipulation de panneaux, manipulation d’éléments de la scénographie intégrés à la salle de spectacle elle même comme l’enceinte, manipulation de matériaux simple comme les confettis de plus en plus colorés, et manipulation d’une poupée qui devient marionnette : elle fabrique tout à vue, fait exister et embarque les spectateurs dans les rouages de ses souvenirs qui deviennent tangibles pour se refondre dans l’étonnement et le doute, « Mais on y a cru. Toi je ne sais pas mais moi je crois qu’on a pas besoin de raisons pour y croire ».
Stéphane Jaubertie
Né en 1970 à Périgueux, Stéphane Jaubertie s’est formé à l’École de la Comédie de Saint-Étienne. Parallèlement à sa carrière de comédien (il a, à ce jour, joué dans une trentaine de spectacles), il commence à écrire pour le théâtre en 2004, avec Les Falaises. Ses pièces suivantes sont des fables théâtrales qui s’adressent aussi bien aux enfants qu’aux adultes. Certaines sont nées de commandes : Une chenille dans le coeur (le Conseil général et 5 théâtres de Seine-Saint-Denis, création B. Lajara), Létée (Compagnie du Réfectoire, création P. Ellouz), Everest (TNG - CDN de Lyon, création N. d’Introna) et Un chien dans la tête (Théâtre du Phare, création O. Letellier). Yaël Tautavel ou l’Enfance de l’art et Jojo au bord du monde ont reçu de nombreux prix et ont été sélectionnés par l’Éducation nationale comme oeuvres de référence pour les collégiens. En 2014, Un chien dans la tête a reçu le prix Théâtre en pages organisé par le Théâtre national de Toulouse et Livère, le prix Godot du festival des Nuits de l’Enclave de Valréas. Stéphane Jaubertie écrit des fables initiatiques. C’est du plus profond de soi qu’il part pour fabriquer un théâtre qui parle au coeur et à la tête. Qu’il s’adresse à tous ou plus particulièrement aux enfants, il compose une dramaturgie toujours simple, intelligente, précieuse et rare. Toutes ses pièces sont publiées aux éditions Théâtrales. Il anime à Paris et en régions des ateliers d’« écriture dynamique » pour les enfants et les adultes.
Maud Hufnagel
Après des études universitaires de lettres et d’arts du spectacle, elle suit 3 ans de formation à l’ESNAM dont elle sort diplômée en juin 2002. Après sa sortie de l’école, elle travaille comme marionnettiste (interprète ou plasticienne) ou comme comédienne avec des compagnies de théâtre, de cirque ou de marionnette (avec Lucie Nicolas, Laurence Mayor, le Théâtre de Sartrouville, l’Arkal - Christian Gangneron, Cie Baro d’Evel, l’académie Fratellini, Cie l’Art en gaine – Cyril Bourgois, Aurélia Guillet …).Elle crée une petite forme solo, La mastication des morts de Patrick Kermann, qu’elle tourne depuis 2003. En 2008 elle fonde la compagnie « Et compagnie » qu’elle co-dirige avec Bruno Sébag. La démarche artistique de la compagnie vise à créer des spectacles où le rapport à la scénographie, aux objets et à différentes techniques visuelles (projections, dessins en direct…) ont une place prépondérante. Elle travaille principalement à partir de textes littéraires (théâtre, littérature, philosophie) ou d’entretiens en ayant pour préoccupation de leur trouver un ancrage dans le réel, une résonnance documentaire. Depuis Janvier 2007, elle tourne comme comédienne le spectacle Petit Pierre, co-mis en scène avec Lucie Nicolas, à partir du texte de Suzanne Lebeau. En 2012 et 2013 elle participe au Festival « Nehna wel Amar wel Jiran » (Nous la lune et les Voisins) à Beyrouth. En mars 2014 elle met en scène avec Bruno Sébag Létée de Stéphane Jaubertie, pièce dans laquelle elle joue également. Depuis janvier 2014, le compagnie Et compagnie est associée au CDN de Besançon, Maud est artiste associée au CDN pour 4 ans.
Camille Voitellier
Formation à l’Ecole Claude Mathieu et auprès de Armelle Devigon, Laura de Nercy, Nicole Mossoux, J-Denis Monory, Guy Freixe, Eric Blouet et Cédric Paga, pratique du chant et du trapèze auprès de Zoé Maistre. Elle travaille notamment avec le théâtre du Passeur, la Compagnie de la Reine, l’Ecume des Rêves, Air de Lune, L’Eltho Compagnie, Pour Ainsi Dire. Depuis 2009, elle joue et chante dans Album de Famille, spectacle de théâtre en chanson de la Compagnie du Sans-souci. En 2012, elle rejoint la compagnie de cirque Lunatic pour un conte aérien pour enfants, Marche ou rêve et créée Je suis une personne, de la KTHA compagnie dans le cadre du festival Hautes tensions à la Villette. En 2014 elle joue dans la création « Tumultes », spectacle de théâtre gestuel mis en scène par Catherine Dubois de la Cie In extenso93. En 2015, elle crée « Mon Hobre », un solo de clown aérien pour le plein air, ou la rencontre entre une clown et un arbre, qui sera joué l'été 2015 à Aurillac.
Bruno Sébag
Comédien, il a travaillé notamment avec François Cervantès, Eric Sanjou, Jean-Louis Heckel, Alain Sabaud, Agnès Desfosses, Yves Graffey, Claude Bokobza, Serge Martin et metteur en scène pour la Cie Vague & Terre et les Jeunesses Musicales de France. En 2000, il se forme à l’administration de spectacle et passe de l’autre côté. Il travaille successivement au côté de Convoi Exceptionnel, d’Aurélien Recoing, de l’Interlude Théâtre Oratorio, de la Revue Eclair, de Nada Théâtre, de la Position du Guetteur, de la Concordance des temps et de Cirque ici. Et devient formateur au Greta-Spectacles, à l’Ensatt et à ACT. En 2008, il rencontre Maud Hufagel et contribue à la reprise de Petit Pierre et à la création de Et Compagnie qu’il codirige avec elle. En 2013/2014, il renoue avec l’artistique en mettant en scène avec Maud Hufnagel Létée de Stéphane Jaubertie