Rassemblés dans un espace inspiré du film Dogville de Lars von Trier, les interprètes vont mettre en tension leurs liens à la lumière d’indications extérieures qui vont se succéder tout au long de la pièce. Une communauté fusionnelle de sept danseurs et comédiens s’applique à remettre en jeu son unité.Ils vivent ensemble et partagent un espace déterminé, mais ces consignes, inspirées des stratégies obliques du musicien-producteur Brian Eno et du peintre Peter Schmidt, vont venir perturber cette situation initiale. Elles se succèdent et s’accumulent ; elles vont transformer, déplacer, déséquilibrer les forces en présence. Drôles ou complexes, elles s’enchaînent, déclenchent des états de corps, des ruptures, des intentions, des émotions. Un interprète puis un autre se saisissent d’une faille dans la règle du jeu pour s’isoler, se créer une respiration dans cet univers de plus en plus chaotique.
C’est bien de communauté dont il est question là, au sens large du terme : de la famille, de la tribu, de l’appartenance à une religion, à une pensée… Et de ce qui nous permet de vivre ensemble.
« Écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle : le corps, l’éducation, l’appartenance et la condition sexuelle, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie, le deuil. Par dessus tout, la vie telle que le temps et l’Histoire ne cessent de la changer, la détruire et la renouveler. » ANNIE ERNAUX, Ecrire la vie.
Un nouvel axe de recherche autour de la narration s’exprime clairement depuis 2012, date à laquelle j’ai pris la direction du Phare (Centre Chorégraphique National du Havre Haute-Normandie).
Cette « nouvelle vie », l’exercice parfois schizophrénique qui consiste à diriger une institution et mener une vie de créateur, fait bouger les lignes de mon travail.
Cette porosité est la bienvenue, elle s’exprime par de nouveaux chemins.
J’ai besoin d’énoncer plus clairement des intentions jusqu’alors jamais tentées : l’incursion dans la narration y prend une place qui m’intéresse, à la lumière de tout un travail plus abstrait déjà parcouru.
D’une pièce à l’autre, j’aime chercher de nouvelles résolutions formelles, qui prennent corps en fonction du sujet d’approche.EMMANUELLE VO-DINH
J’ai longtemps pensé dans mon enfance que Tombouctou n’existait pas, et l’expression « aller à Tombouctou » revêtait pour moi, sans doute comme pour chacun, l’idée de partir dans un endroit inconnu... J’aime l’idée d’évoquer par correspondance un lieu fantasmé, un espace où tout est possible. Le déjà-vu est un phénomène banal et cependant complexe : « cette expérience familière consiste dans l’intime conviction qu’une perception présente éveille le souvenir d’un passé impossible à identifier clairement. Il naît alors une impression d’étrangeté où les repères temporels habituels sont abolis et où se déploie librement le fantasme d’une autre vie. »
Tombouctou déjà-vu, met en scène 7 personnages qui forment une petite communauté, symbolisant une « étrange petite république, si logique et si grave, si positive, si minutieuse, si économe et cependant victime d’un rêve si vaste et si précaire » (Maurice Maeterlinck, La vie des abeilles). Fantasque, fantasmée, archaïque, cette communauté rassemble plusieurs individus dont les liens se réinventent par l’intermédiaire de consignes empruntées aux “stratégies obliques“ de Brian Eno, lues à haute voix et à tour de rôle par chacun d’entre eux. Construite sur un mode cyclique, la pièce ouvre sur une scène inaugurale (un “paysage chorégraphique blanc“) qui va se répéter et à partir de laquelle différentes résolutions chorégraphiques et vocales sont proposées. A travers cet éternel recommencement, se lit en creux tout ce qui construit l’individu dans sa relation à l’autre, aussi bien dans la quête idéale d’une fusion fraternelle et/ou amoureuse que dans des relations sociales où se joue l’exercice du pouvoir et de la domination. A plusieurs reprises, des échappatoires apparaissent, et ouvrent un espace de liberté qui s’apparente à une décompensation psychique où se cotoîent le rêve, la solitude et le sentiment de dépersonnalisation. Quelques fragments du roman initiatique “Les grands bois“ de l’écrivain autrichien Adalbert Stifter, ponctuent ces trêves en décrivant un paysage sensoriel où la description de grands espaces prennent des allures de contes (“il y a un endroit dans le fond des bois - je le connais depuis longtemps,...“).
Tombouctou déjà-vu s’inscrit dans un cycle de recherche autour de la voix et du corps, entamé en 2010 avec le diptyque transire -insight-. La pièce se nourrit aussi en filigrane d’un travail de recherches entamées il y a plusieurs années autour des travaux du neurologue Antonio Damasio sur les émotions, et du processus schizophrénique décrit par Jean Oury dans “création et schizophénie“. Dans -insight-, le geste initial qui définit le support de la pièce est l’embrassement, figure qui m’a permis d’aborder un nouveau champ de recherches dans lequel la narration fait clairement surface. La répétition du mouvement, la déposition des corps dans l’espace, les états de latence liés à l’idée du « retour au même » me sont familiers depuis plusieurs années. L’émotion qui s’en dégage relève d’un état de perception proche de la contemplation. Dans Tombouctou déjà-vu, cet espace narratif est contrarié par des mises en abyme successives où apparaissent de nouvelles résolutions chorégraphiques, vocales et rythmiques dans une dimension avant tout organique. La matière chorégraphique, les états de corps recherchés, font surface à la lumière des affects représentés.
La scénographie est pensée pour un plateau avec une visibilité frontale. L’espace de représentation est compartimenté par des tracés simples dessinés au sol qui donnent différents espaces à habiter, comme les différentes pièces d’une maison. Cet espace est inspiré du film Dogville de Lars Von Trier. Une table en avant-scène comporte différents instruments de musique et objets sonores, ainsi que des loopers permettant à chaque interprète d’enregistrer des boucles instrumentales et/ou vocales. Une grande table et 6 chaises occupent une partie de l’espace à jardin. J’ai souhaité un espace de représentation qui puisse permettre une autonomie quasi autarcique des interprètes sur la production sonore car nous assistons d’une part à un huis-clos, d’autre part à la mise en abyme d’une construction chorégraphique qui en rend par ailleurs visible toutes les facettes. L’ensemble de la scénographie, tables, chaises, sol, costumes sont gris clairs donnant ainsi une forme de “neutralité“ et d’intemporalité à l’ensemble et permettant comme pour une maquette, de créer le sentiment d’une histoire à construire et déconstruire.
Cinq des interprètes présents dans Tombouctou m’accompagnent depuis plusieurs années, et ont traversé le cycle des différentes pièces sur le corps et la voix : David Monceau, Camille Kerdellant, Alexia Bigot, Cyril Geeroms et Maeva Cunci. J’ai souhaité travailler avec Gilles Baron qui révèle les qualités polymorphes nécessaires au travail sur cette pièce, ainsi que Nadir Louatib, comédien et chanteur, tout comme Camille Kerdellant. C’est avant tout une alchimie de corps et d’expériences différentes qui m’intéresse, mais aussi la grande capacité pour ce groupe à partager la notion de communauté qui doit exister dans le travail en studio et sur le plateau. Chacun explore ensemble et communément le travail de corps et de voix.
En amont des répétitions, j’ai souhaité que les interprètes puissent voir certains films qui, dans leur approche d’une certaine esthétique, de l’espace, du cadrage, ou du sens, peuvent se ramifier au travail de recherche en studio :
- Les habitants de Alex Van Warmerdam
- Dogville de Lars Von Trier
- Le charme discret de la bourgeoisie de Luis Bunuel
- Le 7ème continent de Mickael Haneke
- Holy motors de Léos Carax
- Théorème de Pier Paolo Pasolini
EMMANUELLE VO-DINH
Emmanuelle Vo-Dinh
Chorégraphe et directrice du Phare, Centre Chorégraphique National du Havre Haute-Normandie
Formée à la danse classique et initiée à l’héritage américain, Emmanuelle Vo-Dinh enrichit son apprentissage à la Merce Cunningham School à New York. De retour en France, elle est interprète de François Raffinot de 1991 à 1996. En 1997, elle fonde la compagnie Sui Generis. La singularité de son écriture est rapidement remarquée. En 1999, elle est lauréate d’une bourse Villa Médicis Hors les murs pour ses recherches liées à la création Texture/Composite, pour laquelle elle reçoit le Prix d’Auteur aux Rencontres chorégraphiques internationales de Bagnolet en 2000 et qui sera présentée à Danspace Project à New York en 2002. Les créations de la chorégraphe sont régulièrement accueillies en France et à l'étranger. En janvier 2012, Emmanuelle Vo-Dinh prend la direction du Phare, Centre Chorégraphique National du Havre Haute- Normandie avec un projet artistique ouvert à la pluralité des écritures chorégraphiques.
L’oeuvre chorégraphique d’Emmanuelle Vo-Dinh est composite et s’est façonnée au fil des créations. Si, dans un premier temps, la chorégraphe est attachée à l’écriture de la danse, sa méthodologie a progres sivement évolué vers la conception de processus ouverts offrant une place conséquente à l’improvisation en studio. Entourée de fidèles collaborateurs, Emmanuelle Vo-Dinh travaille avec ses interprètes sur le long terme. Plusieurs créations ancrent des relations étroites avec des recherches scientifiques ou anthropologiques sur l’être humain, la relation amoureuse, l’absence ou encore l’absence d’émotion ou la schizophrénie. Le monde de l’art lui suggère aussi des appuis de travail : entre figuration et abstraction depuis les arts visuels, mais aussi les relations à la musique lorsque le corps dansant se confronte aux partitions de Beethoven, de Dusapin, de Zeena Parkins ou de Gérard Grisey par exemple. Si les structures chorégraphiques font souvent appel au minimalisme, allant jusqu’à la répétition et la déclinaison d’un seul et même motif, Emmanuelle Vo-Dinh s’intéresse avant tout au temps, à sa perception et à sa relation à la mémoire et au souvenir. Longtemps absente, la narration parcellaire fait son apparition dans les dernières créations : une nouvelle approche du corps, de sa relation à l’autre, du temps et du point de vue.
Emmanuelle Vo-Dinh répond aussi volontiers à des invitations : création pour danseurs amateurs avec Rainbow en collaboration avec David Monceau, collaboration avec l’écrivain Jérôme Mauche pour Concordanse... A partir de 2011, avec Histoires Exquises, elle invite des chorégraphes à créer un solo à partir d’un témoignage oral, point de départ pour partager avec le public la question des processus de création. Cette volonté de partage et une curiosité pour toutes les approches de la danse vont animer son projet pour le CCN du Havre. Depuis 2012, Emmanuelle Vo-Dinh oeuvre à ce que le Phare soit une plateforme plurichorégraphique aussi bien dans ses temps forts comme le festival Pharenheit que tout au long de l’année : un CCN vivant qui expose la vitalité de la danse. Depuis 2014, elle préside l’Association des Centres Chorégraphiques Nationaux, mise en réseau des 19 CCN du territoire. Emmanuelle Vo-Dinh a été nommée Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres en juillet 2014.