Au cœur de l’adaptation de Philippe Labonne, il y a la langue flamboyante du roman, des oppositions d’univers, des (dés)accords de cœur, des battements, des fantasmes...
La vie d’Alexandre Dumas fils, sa jeunesse et les codes de son époque nourrissent son roman. Il le précise lui-même dans les premières lignes : « N’ayant pas l’âge où l’on invente, je me contente de raconter. » Il avait 24 ans. De cette histoire personnelle, singulière, il a fait un roman universel. Marguerite Gautier, surnommée La Dame aux Camélias, est une demi-mondaine à succès, entretenue, convoitée ; Armand Duval un jeune bourgeois à l’avenir assuré. Ils vivront un amour aussi démesuré que condamné. Leurs chemins peuvent se croiser, c’est même de bon ton pour chacun. Mais il est inconcevable qu’ils fassent route ensemble.
Ce sont ces luttes, ces tiraillements, ces oppressions, ces passions, cette réalité universelle que Philippe Labonne mettra en scène, entouré du collectif de plasticiens vidéastes Stella Goldschmit et les musiciens de Marilyn’s Dressing Room.
À l'époque de Dumas fils, les feuilletons littéraires étaient encore très populaires.
Philippe Labonne, son complice Julien Michelet et 7 comédiens amateurs se sont amusés à adapter une nouvelle d'Alexandre Dumas fils, aux thématiques proches de celles de La Dame aux camélias, et nous la donnent à entendre sous forme de feuilleton radiophonique.
Ecoutez l'intégralité de ce feuilleton radiophonique intitulé Une prophétie de Saltimbanque :
Trois axes principaux
Ecrire une adaptation nouvelle à partir de l'oeuvre romanesque et non de la pièce que Dumas fils a lui-même tirée de son roman. Tailler dans le texte, bouger les lignes, imposer une autre lecture de la trame mais rester fidèle à la langue originale de Dumas.
Décaler le regard porté sur l'oeuvre en dessinant un espace plus fantasmé que réaliste. Pour se faire, travailler avec le collectif Stella Goldschmit dont l'univers à la fois onirique et subtilement concret déstabilise le « regardant ». Le tout pouvant déboucher sur un espace vide - « le plateau » - avec accessoires, comme sur une scénographie « lourde », nettement plus empreinte de théâtralité (voir chapitre qui suit).
Inventer avec Marilyn's Dressing Room une partition – LA partition - sur laquelle reposeront texte et dramaturgie. Musique à proprement parler, sons, psalmodie, création de toute pièce ou bidouillages à partir d'oeuvres existantes …
- L'image d'Armand Duval fracassant à coup de batte un phonographe diffusant un enregistrement de la Traviata nous hante -.
Ce qui fait que « La Dame » est, aujourd'hui encore, intimement présente au coeur de notre patrimoine littéraire et de notre inconscient collectif, tient à ce que son écriture et son élaboration même sont nées de l'expérience intime et singulière vécue par son auteur. Molière, Shakespeare et tous les Autres (certains du moins!) brassent l'Universel ; Dumas fils, lui, s'inspire de sa propre vie.
« Moi, je prends mes sujets dans le rêve ; mon fils les prend dans la réalité. » dira de lui son père.
Dumas fils appartient à cette race des Puccini et autres créateurs dits « faciles » ou « vulgaires » dont notre coeur ne peut s'empêcher d'applaudir la maestria qui nous soulève mais dont la raison nous intime l'ordre express de les mépriser pour excès de sentimentalisme.
A vingt ans, Alexandre Junior tombe éperdument amoureux de Marie Duplessis, la plus belle, la plus fine, la plus convoitée des courtisanes de son temps et en devient l'amant de coeur. Tour de force qui ne durera qu'un temps.
Mais qu'elle finisse par le quitter, par scrupules moraux ou pour filer le parfait amour avec Franz Liszt, nous importe peu.
Ce qui nous bouleverse, c'est que le jeune homme comprenne à la lumière de sa souffrance et devant l'émotion du « Tout Paris » pleurant la jeune courtisane qui vient de mourir, que la légende appelle un roman.
La singularité du sujet, le réalisme bouleversant de certaines scènes qui ne doivent que fort peu à l'imagination et l'extraordinaire flamboyance de la langue en font un « objet » unique qui refuse obstinément de se fondre dans le corpus d'une oeuvre.
On reste persuadé qu'Alexandre Dumas fils n'est l'auteur que d'un seul roman : « La Dame Aux Camélias », comme on ne saurait démordre du fait qu'Armand Duval n'est l'homme que d'une seule femme : Marguerite Gautier.
Et nous nous sentirions trahis s'il en était autrement. Mais patatra ! La réalité est autre ! Dumas fils eut une carrière plus que bien remplie qui se termina bourgeoisement dans un fauteuil de l'Académie Française et fut considéré (par lui-même d'abord puis par quelques autres.) comme le plus grand auteur et dramaturge de son temps (?).
La postérité, elle, -ingrate ou non, ne rentrons pas dans le débat - a fait le choix du coeur et n'a retenu que cette « Dame » - première oeuvre et premier succès d'un auteur de vingt-quatre ans -, dont la toux déchirante n'en finit pas de résonner à nos oreilles (plus de vingt adaptations cinématographiques et théâtrales dont la dernière date de 2011.)
Cette histoire nous touche parce qu'elle est VRAIE (ou presque) ! Pour preuve, le billet de rupture récupéré après la mort de Marie Duplessis et offert en 1884 à Sarah Bernhardt pour son interprétation de Marguerite, avec ce commentaire : « Cette lettre est la seule preuve palpable qui soit de cette histoire. »
« Ma chère Marie, je ne suis pas assez riche pour vous aimer comme je voudrais, ni assez pauvre pour être aimé comme vous voudriez. Oublions donc tous deux, vous un nom qui doit vous être indifférent, et moi un bonheur qui me devient impossible ... »
On frissonne ! Car la réalité est bien au coeur de la problématique. Tout ce que nous raconte Dumas de la vie des femmes entretenues et plus généralement des femmes, est VRAI ! Au-delà (ou en deçà) du mélodrame, qu'entretiennent belle langue et ressorts dramatiques, Dumas fils ne fait que constater : « N'ayant pas l'âge où l'on invente, je me contente de raconter.», précise-t-il dès la cinquième ligne.
Et l'on sent bien que Marguerite rejoint le rang des martyres de la cause émancipatrice, - réalité et fiction mêlées - : les Manon, Antigone, Rosa, Louise, Nora, Julie, Célimène, Angélique … la liste est longue ! D'autant « trop » longue qu'elle n'a pas de point final.
Les femmes entretenues ne le sont plus (de la même manière), mais le passé est là qui éclaire et appelle au principe de réalité à l'heure où nos élites se vautrent parfois, dans des draps trop douteux. C'est là que la Singularité pourrait bien rejoindre l'Universel.