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saison 2017/2018

DANSE / MERCREDI 11 AVRIL 20H / GRANDE SALLE / DURÉE 1H / TARIF A / CONSEILLÉ À PARTIR DE 15 ANS RÉSERVER

Histoire de l'imposture

CONCEPTION ET MISE EN SCÈNE PATRICK BONTÉ

CIE MOSSOUX-BONTÉ

«L’imposture : un état «normal» de notre civilisation ?» Roland Gory, La fabrique des imposteurs

 

Un carré de lumière apparaît au centre du plateau noir. Des corps, exposés, sans autres signes distinctifs que physiques, évoluent tout autour, se courbent, se rencontrent, se cherchent. Arrivent le vêtement et l'accessoire : une paire de lunettes et une chemise, les mêmes pour les femmes et les hommes. C'est le début de l'uniforme, de l'uniformisation, les corps et les postures sont affectés, liés à ce carcan. Les attentes et les gestes deviennent codifiés, les flashes et injonctions en voix off rythment les mouvements des personnages, jusqu'à la démesure et la surexposition. Ils essaieront bien de trouver une liberté dans les différents costumes qu'ils devront revêtir mais, toujours, seront ramenés à poser, à bouger, contraints par la souplesse, la rigidité ou les connotations sociales de leurs habits et atours.

La compagnie Mossoux-Bonté (accueillie avec A taste of poison en mars 2017) revient avec un opus à nouveau décalé, oscillant entre danse et théâtre, entre vitriol et tendresse, entre distance et empathie. Histoire de l'imposture se déploie avec des focus inquiétants et des éclats d'humour, pointus et salvateurs.

Conception et mise en scène Patrick Bonté. Chorégraphie Nicole Mossoux et Patrick Bonté • interprétation Sébastien Jacobs, Leslie Mannès, Frauke Mariën, Maxence Rey, Marco Torrice • Musique Thomas Turine. lumières Patrick Bonté. Costumes Colette Huchard assistée de Patty Eggerickx. Confection des costumes Isabelle Airaud, Nalan Kosar, Catriona Petty. Maquillage Véronique Lacroix. Coiffure Fyl Sangdor. Scénographie Didier Payen. Construction du décor Olivier Waterkeyn, Max La Roche. Peinture du décor Eugénie Obolenski. Couture du décor Sylvie Tevenard. Direction technique David Jans. Assistante à la mise en scène Céline Ohrel.
Production Cie Mossoux-Bonté. Coproductions Charleroi Danses – Centre chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Belgique), La Rose des Vents – Scène nationale Lille Métropole, Villeneuve d’Ascq et le Théâtre Paul Eluard – Scène conventionnée, Bezons (France). Soutien Théâtre Varia, Bruxelles.

© photo : Thibault Gregoire

Site de la compagnie


AUTOUR DU SPECTACLE

MERCREDI 11 AVRIL 19H

SCÈNE OUVERTE

Avant le spectacle, scène ouverte à la classe des ateliers de jazz du Conservatoire à Rayonnement Départemental Camille Saint-Saëns. [+]


Ce n'est pas la première fois dans l'histoire du théâtre que la scène, toujours friande des thématiques du paraître et de l'illusion, s'empare de la question de l'imposture. Molière, en son temps déjà, avait sous-titré Tartuffe la “comédie de l'imposteur”. Shakespeare quant à lui, de Hamlet à Macbeth en passant par la saga royale des Richard et des Henry, fut obsédé par le motif des détrônements, de l'usurpation, de la légitimité du pouvoir et donc de l'imposture. Mais c'était avec des mots, et dans le contexte très codé, très cadré, du théâtre dramatique de leur époque. On pouvait donc légitimement douter que le langage très singulier que se sont forgé Nicole Mossoux et Patrick Bonté à partir du corps, du geste et du mouvement, aux frontières très indécises de la danse et du théâtre, pût convenir à l'expression d'un sujet aussi moral et politique.
C'était oublier les esquisses qu'ils avaient jadis anticipées, l'air de rien, dans des spectacles comme Les Hallucinations de Lucas Cranach l'Ancien et Simonetta Vespucci, où la question de la représentation de soi en art, mais aussi en société, occupait déjà une large part du projet esthétique et dramaturgique.

DE L'EDEN AU SHOWROOM : LA CHUTE

Certains tableaux de ce nouvel opus -- “Camp de base en costumes” ou “Corrections (avec les chapeaux)” -- de même que les costumes “d'époque” qui citent librement la Renaissance -- pourpoints, robes corsetées, extravagantes coiffures façon casques, mitres, tiares ou hennins -- nous le rappellent avec malice et distance humoristique.
La pièce commence dans la pénombre. Se réunissent autour d'un carré de lumière cinq acteurs-danseurs, deux hommes, trois femmes, surgis des couloirs latéraux des gradins, extraits de nous, comme détachés de notre communauté de spectateurs et de population. Ils sont nus comme des vers luisants, comme Adam et Eve dans le jardin d'Eden, allégories médiévales ou renaissantes de l'innocence ou de la vérité. Mais leur marche est contemporaine, comme celle de naturistes investissant la piscine d'un village ou d'un club de vacances bien d'aujourd'hui. Figures du quinconce, ils décomposeront toutes les combinaisons possibles sur la face de ce dé imaginaire.
Et puis, tableau suivant, c'est le showroom, séance de “shooting” -- un mot merveilleusement polysémique ! -- ponctuée au son et à la lumière par les déclics et les flashes. Le hurlement stressant de la sirène pourrait y annoncer un bombardement ou une exécution. Les coups de feu, il est vrai, se confondront bientôt avec les tirs et les tirages du photographe, comme le génie de Kantor l'avait suggéré déjà dans Wielopole, Wielopole avec son invraisemblable ready-made de l'appareil photo/mitrailleuse. Ne tue-t-on pas le mouvement, en effet, lorsque l'on fixe ou fige dans l'instantané tel geste de la vie ? Le zoom ou le téléobjectif, dans leur agressivité cylindrique et phallique, n'évoquent-ils pas à cet instant le canon d'un fusil ou d'une arme à feu ? Ne parle-t-on pas également de safari-photo ? Et enfin, les fondateurs et diffuseurs japonais de la marque Canon savaient-ils qu'en empruntant ce nom à la mythologie bouddhique, ils éveilleraient en nous européens et francophones de tout autre association d'idées ?
Nous sommes donc là dans le glamour et le papier glacé mortifères des magazines, des couvertures de tabloïds, des books et de la photo de mode, avec ses déhanchés, ses paumes offertes, ses coudes cassés derrière la tête, ses étirements de bras sophistiqués derrière la nuque, ses index pointés vers l'objectif, ses bras croisés, ses doigts ouverts et joints en cathédrale…

DE LA POSTURE A L'IMPOSTURE

La linguistique et la psychanalyse nous avaient pourtant alertés : les mots entretiennent une relation  équivoque et ambivalente avec leurs dérivés, y compris leurs apparents antonymes. Ainsi l'imposture se révèle-t-elle aussi dans la posture, voire dans la pose et son cliché, aux positions maniéristes et maniérées.
Mannequins de cire en vitrines ou pantins mécaniques automatisés sur le podium d'un défilé, les fashion victims et autres top models se produisent d'abord, comme madame et monsieur tout-le-monde sur le catalogue de La Redoute, en costumes de men in grey et tailleurs d'executive women de même couleur. Puis ils endossent à vue les atours de la Renaissance et nous font remonter le temps, comme à travers un jeu de rôles aux limites de la parodie, jusqu'au protocole des cours ancestrales, comme celle que décrit si bien, respectueuse de l'étiquette, le roman de Madame de Lafayette, annonçant ainsi, triste et dérisoire postérité consumériste, les Galeries du même nom !…
Nous passerons sur plusieurs séquences, plus pathétiques et bouffonnes les unes que les autres, pour nous attarder seulement sur le crochet/karaoké le plus kitsch, le plus nostalgique, le plus séducteur et le plus ringard qui soit, je veux parler de la sirupeuse, irrésistible et cultissime Buena sera Signorina de Luis Prima, où l'image du crooner et la légende de la canzonetta se rejoignent dans la posture la plus ridiculement artificielle qui soit, celle du music-hall et de la variété.

BANDE ET SARABANDE 

Le tout dégénère en une sarabande infernale, où les gavottes et les menuets du temps passé, comme les “spinnings” empruntés par Bob Wilson aux derviches tourneurs, se dégradent en sambas échevelées de techno-parades, en sabbats de sorcières, voire en transes biomécaniques étonnamment maîtrisées. La musique y est de plus en plus saccadée, syncopée, segmentée, séquencée, stroboscopée, ponctuée d'irruptions concrètes et de bruits du monde réel. La fragmentation s'accélère, crescendo, prestissimo, car l'imposture ne peut être ni durable ni pérenne, encore moins éternelle. Il faut bien tomber les masques. Shakespeare nous le rappelle à travers la voix de Jacques le Mélancolique, le philosophe cynique et bouffon de Comme il vous plaira : “ Le monde entier est un théâtre. Et tous, hommes et femmes, n'y sont que des acteurs “. Puis par celle de Macbeth : “ La vie n'est qu'une ombre en marche ; un pauvre acteur qui s'agite et se pavane pendant son heure sur la scène et puis qu'on n'entend plus. C'est une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien”.

Yannic Mancel 2014


HISTOIRE DE L'IMPOSTURE

Le luxe d'un Broadway dansé, à la dimension onirique et poétique. Je serai sans doute le seul à risquer cette comparaison.
Un bijou vénéneux pour raconter les nus du paradis terrestre, anonymes, beaux, perdus dans l'ombre des limbes, cherchant ensuite le chemin de la civilisation et de ses habillages au son de toutes nos mémoires musicales comme autant de déflagrations. La musique des villes écoutée à distance comme celle qui nous vient du jardin d'à côté. C'est qu'ici, la forme c'est le fond. Danse de salon, danse de faire-valoir, hommes centaures, femmes derviches et qui brusquement frenchcancanent, sortent de leurs gonds pour oser leur véritable nature.
Du faux sérieux aux sourires de commande, la cavalcade d'attitudes empruntées à l'univers codé de la cour ou celui aujourd'hui à la télé, déboule progressivement dans une symphonie de croc-en-jambe.

Le vocabulaire chorégraphique de Nicole Mossoux et Patrick Bonté a mûri  depuis Simonetta Vespucci que nous avons tant aimé, se libérant de tout anecdotisme, se proposant ici une sorte de mouvement perpétuel comme l'était le Canon de Pachelbel que vous n'entendrez pas.
Il y a une fluidité exemplaire, une harmonie du geste continu qui intègre la grâce et son contraire.
Un spectacle botticellien, tiepolesque, beau et canaille pour dire l'imposture.

Jo Dekmine 2015


Nicole Mossoux et Patrick Bonté aiment à ausculter l'être social que nous sommes, à partir des clivages intérieurs et de nos gestes (in)volontaires. Dans Histoire de l'imposture ils ajoutent un regard sur les codes vestimentaires. Et comme nous le savons : Si l'habit ne fait pas le moine, c'est qu'il fait le citoyen! Quelle que soit l'époque, seule la nudité est neutre, apparemment. Aussi, tout commence ici sous le signe la blancheur cutanée. Mais l'état d'innocence est vite perdu, il faut bien se laver tous mes matins !

L'éviction du paradis (des rêves) se joue ici sur un nuage de glace, où les flashs crépitent telles des explosions. On s'habille, et petit à petit, des costumes XVIe siècle remplacent les habits de ville modernes. Le flash-back vestimentaire accompli, la valse peut commencer, avec ses gestes de séduction et ses faux sourires. Une grotesque hésitation par-ci, une discordance monstrueuse par-là, les cinq autoportraits révèlent, sous des obus lumineux, ce qui les sépare de leur apparence.

Comme jadis à la cour, comme aujourd'hui dans la rue, au travail et au bal, évidemment, on joue. A l'instar de cette vérité des chairs qui se cache sous l'accoutrement, on porte tout un attirail de gestes en guise de parure, pour se mettre en lumière. Et souvent, on surjoue, en se conformant à un répertoire gestuel stéréotypé, jusqu'à en perdre sa crédibilité. C'est ce que Sébastien Jacobs, Leslie Mannès, Frauke Mariën, Maxence Rey et Marco Torrice donnent à voir dans ce studio photo un brin glacé, car c'est le lieu par excellence où les poses et postures sont toujours surexposées, jamais naturelles. Le jeu des interprètes inclut une fine portion d'ironie, à la fois fixateur et révélateur des nuances support/surface d'une identité.

Mais pourquoi ces costumes historisants ? Le jeu avec une identité abusive est de tous temps. En regardant une gravure ou un tableau de l'époque élisabéthaine, nous n'avons aucun mal à imaginer le refoulé derrière le geste "officiel". Et si leurs personnages se mettaient à danser, inspirés de rythmes actuels ? Leurs postures en deviendraient-elles impostures ? Ou, inversement, notre imposture effacerait-elle celles qui sont représentées sur les toiles ?

Voilà qui nous renvoie aux jeux vidéo et aux animations interactives, où désormais toutes les usurpations deviennent possibles. Aussi, le duo bruxellois croise costumes anciens et rituels de rave ou techno d'aujourd'hui, tendance transe, un peu comme, dans un autre registre, Trajal Harrell essaye d'imaginer, par la chorégraphie, ce qui serait arrivé si les danseurs de la Judson Church avaient rencontré le Voguing.

Alors que Nicole Mossoux et Patrick Bonté mènent depuis bientôt trente ans des recherches sur la relation complexe entre le corps, la conscience et l'inconscient, on a rarement vu les interprètes de la compagnie "danser" autant qu'ici. L'énergie physique déployée à la fin rappelle celle qui se libère dans des danses tribales. Le seul état sans imposture ?

Thomas Hahn, Danser Canal Historique / Février 2014